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ENTRETIEN

Laura de Mello e Souza: Un pays nommé passé

Pour l’historienne, il manque des recherches novatrices capables d’atteindre le grand public

EDUARDO CESARPUBLIÉ EN MAI 2011

L’histoire exige de l’imagination et beaucoup d’effort, beaucoup de rigueur. Comme s’il s’agissait d’un spectacle mis en scène : le rideau s’ouvre, tout semble à sa place, très harmonieux et fluide, et pourtant des mois voire des années se sont passés avant d’en arriver là. C’est pour cela que les ballerines me fascinent: combien d’efforts derrière un geste en apparence si naturel ». La définition est de l’historienne Laura de Mello e Souza, professeur titulaire d’histoire moderne de l’Université de São Paulo (USP), qui vient de publier la biographie du poète Claúdio Manuel da Costa (collection Perfis Brasileiros, éd. Companhia das Letras). La chercheuse réalise avec cet ouvrage un bel entrechat historique : elle part d’une absence quasi totale d’information sur le personnage pour construire un portrait de l’homme et de l’époque. Un jeté qui a exigé de longues recherches dans des archives historiques – une marque de son travail – mais qui, comme dans le ballet, révèle non pas l’effort mais seulement la beauté du texte. « Je viens d’une famille de conteurs d’histoire », explique-t-elle. Néanmoins, le fait d’entendre sans cesse des professeurs lui dire : « Ah, vous êtes la fille d’Antonio Candido et de Gilda de Mello e Souza » n’a pas été un fardeau. La famille d’intellectuels était avant tout une famille, même si elle était entourée de livres. « Ma relation avec mes parents a toujours été bonne. Ce sont des personnes spéciales, ils ont une notion juste de leur rôle mais ils sont modestes et entretiennent un très beau rapport avec la connaissance.

Avant l’histoire, Laura de Mello e Souza a flirté avec l’architecture, la psychologie et la médecine. Elle a réuni toutes ces passions dans l’histoire en y ajoutant une bonne dose de préoccupation sociale et de conscience politique. Elle fut la première à traiter des « déclassés » dans Desclassificados do ouro (Déclassés de l’Or, 1938) ; de plus, ses livres ont toujours une relation intense avec une lecture plus engagée du Brésil, sans pour autant ignorer la rigueur des documents. Si elle dit « vivre » entre les XVIe et XVIIIe siècles, ces ouvrages aident cependant à expliquer le pays d’aujourd’hui à travers des aspects autrefois ignorés par les universitaires, à l’exemple de la religiosité et de la sorcellerie présentes dans : O diabo e a Terra de Santa Cruz (Le diable et la terre de Santa Cruz, 1986) et Inferno atlântico (Enfer atlantique, 1993). Plus récemment, elle a entrepris de repenser sa manière d’écrire l’histoire du Brésil. « L’historien ne peut pas rester seulement dans le particulier. C’est l’histoire de la forêt : si nous voyons l’arbre nous devons voir la forêt, sinon la compréhension reste incomplète ». D’où ses efforts pour comprendre les empires afin de résoudre les dilemmes de la colonie que nous avons été un jour, un grand temps levé. De ce travail est né le projet soutenu par la FAPESP et coordonné par elle-même, Dimensões do Império português (Dimensions de l’empire portugais), ainsi que des livres comme O sol e a sombra (Le soleil et l’ombre, 2006). À suivre, des extraits de l’entretien réalisé.

Comment a commencé votre voyage « au pays étranger qu’est le passé»?
J’adore cette phrase du livre Le Messager [titre original : The Go-between] de l’écrivain britannique Leslie Poles Hartley, qui me semble être la grande définition de ce qu’est l’histoire. J’ai été passionnée par l’histoire dès mon enfance. L’histoire et les histoires. J’ai eu la chance de faire médecine, qui n’est finalement pas si éloignée de l’histoire de par la fascination pour les fragments qui permettent de faire une reconstitution. La médecine ne me semble pas être une science exacte : on va chez le médecin, il pose un ensemble de questions pour pouvoir construire une hypothèse. Je pense que l’historien fait la même chose. Nous n’avons jamais accès directement au passé, par conséquent le passé est un pays étranger. Ce serait idéal de pouvoir disposer d’une ligne directe avec le passé, mais nous ne devons jamais oublier que le passé doit être minutieusement regardé à travers les vestiges qu’il a laissés. Le temps se charge de faire en sorte que ces différences soient très grandes. On sent la différence entre les générations, entre les parents et les enfants ; imaginez alors entre plusieurs générations comme celles que j’étudie, des périodes lointaines de plus de 400 ans.

En quoi votre manière d’écrire l’histoire est-elle différente des autres manières d’écrire l’histoire ?
J’ai été très influencée par mes parents conteurs d’histoire. Mon père est un grand conteur d’histoire. Mais quand je suis entrée à la faculté, ce type d’histoire était discrédité, en particulier à l’USP où prédominait l’histoire structurelle. Je crois qu’avant la télévision, avant cette grande transformation des moyens de communication, les personnes racontaient beaucoup d’histoires. J’ai grandi en province, dans le milieu rural et dans l’entourage de mes grands-parents, et les personnes avaient beaucoup d’histoires. Donc l’histoire que j’ai toujours aimée, c’est l’histoire narrative. Ensuite, dans les années 1990, elle a de nouveau été à la mode. L’histoire plus analytique est très importante parce qu’elle fait moins d’erreurs, mais elle m’attire moins. Je crois que cela est dû à une question de tempérament. Je ne m’intéresse pas seulement aux historiens. J’adore l’anthropologie et surtout les monographies classiques, qui sont narratives. J’aime beaucoup l’histoire de l’art et de la littérature. Ce sont donc des goûts qui m’ont conduit vers un autre type d’histoire, peut-être plus passible d’erreurs mais davantage lié à d’autres disciplines.

De quelle manière vos parents vous ont-ils influencée ?
Je pense que le milieu familial et très marquant. Bien sûr, le fait d’avoir grandi dans une maison où l’environnement intellectuel était très marquant par le biais des conversations et de la présence des livres a été déterminant, d’autant que d’après moi il s’agit des choses les plus importantes. On ne lit pas tous les livres que l’on a, mais cet accord que l’on passe avec le livre, aller près de l’étagère et regarder, c’est très important. Mes parents étaient des gens très discrets, donc je n’ai pris conscience de leur importance dans le milieu universitaire que quand je suis entrée à l’université. Je n’en avais pratiquement aucune idée. Comme j’ai grandi pendant la dictature militaire, c’était au contraire plutôt un peu dérangeant d’avoir les parents que j’avais. Pendant dix ans, on a entendu des rumeurs selon lesquelles mon père allait être destitué de ses droits. Le climat d’insécurité était très grand ; appartenir à ce milieu n’était pas quelque chose qui me rendait fière mais plutôt quelque chose d’un peu marginal. C’est après que je me suis rendue compte combien ils étaient respectables, importants, etc. Je ne crois pas non plus qu’ils aient développé des attentes trop grandes à mon égard, et ils nous ont toujours laissées, moi et mes sœurs, être ce que nous voulions être. J’ai même tenté de sortir du milieu en faisant d’autres choses comme l’architecture et la médecine, mais je n’ai pas réussi. Mon grand regret est de ne pas être parvenue à être médecin.

Vous avez été la première chercheuse à traiter des déclassés, et vos livres sont traversés par une vision imprégnée d’engagement politique.
Quand je suis entrée à la faculté, la dictature battait son plein. Cela s’est reflété sur mon travail. Je pense qu’il ne peut pas en être autrement, à moins de vivre dans une stratosphère : les historiens vivent un peu dans le monde de la Lune, en particulier ceux qui étudient les périodes lointaines. Je crois que même moi je vis plus dans le monde de la Lune que je le ne voudrais, mais ça a été inévitable en venant d’un milieu de gauche. Même des personnes comme moi, qui n’étaient pas portées sur le militantisme politique, ont cherché à faire un type d’histoire qui pose, d’une manière ou d’une autre, des questions importantes pour le pays. J’ai fait cela avec une histoire sociale sur le problème de l’inégalité, qui était une question présente au début de ma carrière. Je pense que c’est une chose qui marque une génération, une tentative conforme au passé qui venait déjà de Florestan Fernandes quand il travaillait avec Roger Bastide. Je pense que maintenant l’historiographie brésilienne s’émancipe, qu’elle ouvre d’une certaine manière un éventail plus large de thèmes. Ma recherche actuelle, financée par la FAPESP, est par exemple une recherche sur l’histoire du Brésil mais dans une perspective très européenne, c’est-à-dire tenter de comprendre l’histoire de notre pays à l’intérieur de l’histoire de l’Europe. Aujourd’hui, les histoires nationales ont de moins en moins de sens. Je ne m’intéresse plus beaucoup à l’histoire nationale. L’un des bons côtés de la mondialisation, c’est la possibilité de faire une histoire totale. Qu’est-ce que j’entends par histoire totale ? Ce n’est pas seulement l’histoire du Brésil, mais l’histoire du Brésil dans la relation qu’elle a avec d’autres histoires, d’autres processus historiques contemporains et connexes. Je pense qu’on fait de l’histoire nationale ou de l’histoire régionale pour faire une thèse. C’est comme la jeune fille qui, pour danser le ballet, doit commencer par le ballet classique, faire des pointes et s’entraîner à la barre pour ensuite pouvoir déconstruire cela et faire du ballet moderne, de la danse contemporaine.

Comment avez-vous attrapé ce que vous nommez la « fièvre des documents » ?
J’ai commencé à travailler avec des documents parce que j’ai choisi un thème sur lequel rien n’existait. D’ailleurs j’ai un penchant pour l’abîme, en travaillant avec sur des thèmes qui sont pratiquement impossibles à travailler. Comme ce livre sur Claúdio Manuel da Costa. Je n’ai pas fait une biographie, j’ai fini par faire quelque chose qui donne cette notion. Mais dans le cas des déclassés, les gens disaient que je n’allais pas y arriver parce que je n’avais pas de documentation. Et vraiment, il n’y en avait pas. J’ai travaillé avec des documents publiés, mais la cerise sur le gâteau a été la documentation manuscrite. J’ai pénétré dans les archives pour voir ce qu’il y avait et là j’ai découvert cette documentation extraordinaire, qui avait été peu exploitée avant moi et qui m’a donné une vision possible de cette couche socialement déclassée. Dans le cas de la sorcellerie, ça a été la même chose, je n’avais pas le choix parce qu’il n’existait pas de travail sur le sujet, alors j’ai dû lire les procès de l’inquisition. C’était le système de la pêche : vous lancez et vous ne savez pas si vous allez attraper un poisson ou non. Je me suis aperçue que j’étais devenue une historienne d’archives. Je suis une historienne d’archives, je continue à l’être et je ne veux pas arrêter. Je ne sais pas travailler sans la recherche de manuscrit, c’est cela qui me donne du plaisi.

C’est dans ce sens que vous dites que la fonction de l’historien est d’abord de comprendre avant d’expliquer ?
Je pense que la compréhension vient de ce que vous avez placé au début ; le passé est un pays étranger, donc on peut difficilement l’expliquer. Mais il faut comprendre. D’un autre côté, il est nécessaire de rechercher l’explication. Il y a une marge d’explication que l’on ne peut ignorer, sinon on ne comprend rien. Et il y a une marge de généralisation qu’il faut aussi établir, sinon on ne parvient pas à faire passer le message.

Comment fonctionne cette généralisation dans le cas du Brésil ?
Je pense que si on est optimiste, le Brésil est vraiment un pays du futur car, tant bien que mal, on est déjà confronté à une question qui se pose maintenant à l’Europe, à savoir la question du métissage. Le problème des Noirs au Brésil est encore très grave, il y a une exclusion sociale très grande des afro-descendants. Mais quoi qu’il en soit, le Brésil est un pays qui n’aurait pu exister sans l’immigration, qui n’aurait pu exister sans l’esclavage et qui a exploité la main-d’œuvre indigène d’une manière atroce. Malgré tout, les Indiens sont là et cherchent à se faire entendre d’une manière toujours plus active. Donc le Brésil est un phénomène qui a assemblé les mailles de la diversité culturelle depuis la colonisation. Il n’aurait pu conserver cette unité qu’il a maintenu sans cet assemblage de la diversité culturelle. Nous sommes le seul pays des Amériques à posséder une multiplicité culturelle authentique dans la mesure où elle est vécue : ce n’est pas une survivance, c’est un vécu. Il n’y a pas ici de survivance indigène ou africaine, tout cela est vécu. Cela fait partie de notre expérience, de notre ADN qui est basiquement indigène. D’un autre côté, je pense que c’est une fausse question que de laisser de côté la tradition européenne, parce que nous sommes aussi européens. Donc je pense que le nationalisme, précisément, et le besoin de créer un corps d’intellectuels et une pensée originale pour un pays jeune, ont entraîné la construction d’une série d’explications à contre-courant de cette idée de continuité, qui a toujours été vendue comme une idée réactionnaire. Mais elle peut ne pas l’être. Je crois que l’histoire que j’ai faite, y compris cette biographie de Claúdio M. da Costa, fait toujours face à ce dilemme exprimé joyeusement par Sérgio Buarque de Holanda quand il écrivait dans Racines du Brésil « nous sommes des exilés sur notre propre terre ».

Il est commun d’attribuer les maux du Brésil à notre colonisation, ledit « héritage des exilés ». Qu’en pensez-vous ?
Tout cela est vrai et faux. C’est vrai parce que ça a vraiment eu lieu. Et le plus dramatique, ce n’est pas d’être une terre d’exilés, parce que toutes l’ont été : les États-Unis, l’Australie, etc. Le plus terrible c’est d’avoir eu l’esclavage jusqu’en 1888, parce que cela donne une dynamique sociale qu’il est quasiment impossible de renverser. Donc le problème ce n’est pas la colonisation, l’esclavage. Sommes-nous le seul pays à avoir connu l’esclavage ? Non. Mais nous sommes celui qui a traité la question de l’esclavage d’une manière plus perverse. Quand aujourd’hui un enfant entre dans sa chambre, se déshabille et jette son pantalon à même le sol, je dis : « ça c’est une société esclavagiste ». Cette disqualification du travail moins qualifié, par exemple, moins considéré, comme c’est encore le cas aujourd’hui au Brésil. Tout travailleur est fondamentalement égal : on se doit de croire à cela. Au Brésil, ce n’est pas comme ça. Bon, attribuer tous les maux à la colonisation est lié à l’affirmation de l’indépendance. Dans la mesure où le Brésil a connu un processus d’indépendance différent, avec un empire esclavagiste, quand la république est née, ces premières générations républicaines ont eu besoin d’attribuer les maux du Brésil à la colonisation portugaise. Je pense que cela explique peu de choses. C’est pour cela que les historiens sont toujours en train d’étudier l’esclavagisme, parce qu’il explique mieux la culture brésilienne.

À côté de l’esclavagisme, les élites aident aussi à comprendre le Brésil ?
Je ne sais pas si les élites brésiliennes sont pires que les autres élites. Elles sont plus attachées à un type donné de privilège conformément à leur origine régionale. Les élites de São Paulo, par exemple, sont totalement différentes des élites du nord-est. Je suis de São Paulo et je constate que les élites actuelles de São Paulo ne sont plus les mêmes que celles du temps de mes grands-parents. Elles sont différentes, tout en reproduisant les vices des anciennes élites. Dans le nord-est et le nord du Brésil, il me semble que ce sont les mêmes. J’entends par là que ce sont les mêmes noms que l’on rencontre au nord-est et au nord du Brésil. Au sud, non. Qui sont les élites de São Paulo aujourd’hui ? Ce ne sont plus les Paes Leme, etc. Où sont ces gens ? Ils n’existent plus. Donc il y a une circulation beaucoup plus rapide des élites à Sao Paulo et dans le Sud en général, à cause bien sûr du développement capitaliste. Parce que l’idée c’est que la société est ouverte à ceux qui ont de l’argent et à ceux qui savent faire, à ceux qui ont du talent, par conséquent la circulation est beaucoup plus intense. Et je pense que les élites nord-américaines sont tout aussi terribles que les élites brésiliennes. Je crois que ce qui caractérise les élites brésiliennes, c’est une grande résistance à se défaire de leurs privilèges. Cela est lié au type de relations que ces élites ont établi avec les appareils d’État tout au long de l’histoire ; et au fait que l’État portugais soit un état très ancien et qu’à partir du XVIIe siècle il ait enrichi ses élites. En d’autres termes, la noblesse portugaise, surtout au XVIIIe siècle, est une noblesse qui dépend soit du service de l’empire soit de l’argent du roi pour lui permettre de se maintenir. L’État prend beaucoup plus vite en charge les nécessités des couches dominantes, me semble-t-il. Mais en même temps, je pense que ce que je suis en train de dire est un peu risqué.

Nous avons eu de grands intellectuels, qui pensaient l’histoire comme un tout. Et aujourd’hui ?
Ça c’est une chose qui me préoccupe beaucoup et de plus en plus. Parce que si quelqu’un me demande « j’aimerais lire une histoire générale du Brésil, qu’est-ce que je peux lire ? », je ne sais pas quoi lui répondre. La dernière grande histoire du Brésil est l’Histoire Générale de la Civilisation Brésilienne, de Sérgio Buarque de Holanda. Il s’agit à mon avis d’un problème très grave, parce que c’est un phénomène global. Néanmoins, il existe certaines traditions historiographiques qui continuent à maintenir les histoires générales. Je pense que cela manque beaucoup. Quand nous voulons avoir une perspective générale précise du Brésil, nous revenons à Caio Pradio Júnior, à Sérgio Buarque de Holanda ou à Capistrano de Abreu. Aucun livre écrit aujourd’hui et au cours des prochaines années sur la venue de la famille royale ne sera meilleur que Dom João VI no Brasil (Jean VI au Brésil), d’Oliveira Lima. Je pense que nous avons brûlé des étapes, sauté une étape donnée de la connaissance historique qui, en Europe, a été très consolidée : c’est l’historicisme, la publication massive de collections de documents, la description exhaustive d’époques données. Nous avons brûlé une étape et nous sommes entrés directement dans la production d’essais, dans l’histoire universitaire, qui exige le découpage. Aujourd’hui, la production historiographique brésilienne est bonne ; d’après la FAPESP, elle est la plus nombreuse dans les sciences humaines, avec certains livres absolument extraordinaires, mais encore très découpés. Cela a à voir avec la crise des paradigmes, le fait qu’il est impossible d’expliquer, impossible de construire des explications générales, et que pour comprendre un phénomène général il faut toujours partir d’un découpage spécifique, l’impact de la micro-histoire, du postmodernisme… Je pense que nous devons dépasser cette étape, qu’il est possible de faire des études monographiques mais aussi de donner des explications générales. Des recoupements qui soient plus englobants. Et on voit aujourd’hui qu’il existe un public très friand de livres d’histoires qui ne sont pas toujours produits par des historiens professionnels, mais par des individus qui mènent une recherche sans posséder de spécialisation. Ceux qui ont une formation plus spécifique mais qui ont choisi de vendre beaucoup, en général ils reproduisent, ils n’innovent pas. Ils font quelque chose de correct, mais ils n’innovent pas. Ceux qui innovent n’écrivent pas pour le grand public. Le prochain pas doit être fait par ceux qui font des recherches originales et qui doivent commencer à écrire pour le grand public.

Vous avez l’habitude de critiquer les jeunes historiens qui laissent de côté les classiques au profit de la recherche de nouveautés. Qu’entendez-vous par là ?
Quand j’étais jeune, je courais aussi derrière la nouveauté. Je pensais que j’allais inventer la roue. En fait, il y a certains problèmes qui sont de faux problèmes et qui n’attirent que parce qu’ils sont nouveaux. Des élèves viennent me voir et me disent : « j’ai tout lu, ce ne sont que des bêtises, personne ne dit ce que je veux dire ». Je leur réponds : « expliquez-moi alors pourquoi  ce ne sont que des bêtises ». Finalement, ce qui reste de bêtise n’est pas aussi bête, et cette grande nouveauté dont ils parlent n’est pas si nouvelle.

Un autre point important est l’absence de l’action de l’intellectuel dans la sphère publique.
Je trouve cela très triste. Je crois que c’est un problème très grave. C’est un des indices les plus sérieux de cette crise des paradigmes. Je pense que ça a dû être très bien pour les générations qui avaient des certitudes et des vérités absolues. Moi je n’en ai aucune. Et c’est très décourageant. D’un autre côté, c’est stimulant car cela donne un contexte de liberté de création. Notre production universitaire est très bonne, mais il n’existe plus de grands intellectuels comme ceux d’avant et ça c’est une perte. Je pense que c’est une très grande perte. En 1988, alors que j’étais professeur à l’Université du Texas, aux États-Unis, j’ai été très impressionnée par la une du journal The New York Times : toute la première page était occupée par la photo du cercueil d’Octavio Paz accompagnée de la phrase suivante : « le plus grand penseur des Amériques est mort ». Il a peut-être été le dernier grand penseur latino-américain. Maintenant il n’y en a plus. Et je pense qu’il y a un rapport avec le fait de ne plus avoir le courage et la candeur de produire des explications. Quand j’indique à mes étudiants la lecture de Le labyrinthe de la solitude, un des livres les plus extraordinaires que j’ai lus, ils protestent en me disant « Oh non, pas Octavio Paz, c’est un réactionnaire, une fiction ». Et c’est la même chose si on prend Racines du Brésil. Caio Prado Júnior est un des plus grands punching-balls de ma génération. Plusieurs collègues disent qu’ils ne citent pas Caio Prado Júnior dans leur cours parce qu’il est raciste. La vie d’un professeur universitaire peut être profondément vide et inintéressante. Profondément. Je me bats désespérément pour que la mienne ne le soit pas. Mais si je me contente de n’être strictement qu’une professeur universitaire comme il se doit, ma vie sera totalement insipide, parce que je dois faire un tas de comptes rendus, je dois rédiger un tas d’avis pour les agences de soutien à la recherche (Capes, CNPq, FAPESP), je dois orienter un grand nombre d’étudiants, de doctorants, de postdoctorants, je dois aller à je ne sais combien de congrès par an pour pouvoir être reconnue par ces agences qui financent la recherche, je dois publier je ne sais combien d’articles par an pour être reconnue par ces mêmes agences. Et alors il se crée une certaine distorsion. J’ai déjà vu des avis disant que tel historien tout en haut de l’échelle ne publie que des livres, qu’il ne publie pas d’articles et qu’il ne devrait pas seulement publier des livres. Le fait d’être devenu professionnel nous retire de la vie publique. Aujourd’hui, la grande majorité de ceux qui sont à l’université n’interviennent pas dans la vie publique. Ceux qui interviennent beaucoup dans la vie publique finissent par faire moins de recherche.

Pourquoi un livre sur Cláudio Manuel da Costa ?
C’était un homme divisé, déchiré ; il s’est rendu compte que ce qu’il était et ce qu’il faisait n’était pas en accord avec le monde du royaume, et en même temps il n’a pas réussi à dépasser cela. Donc je pense qu’il est très typique du monde luso-brésilien d’avant l’indépendance, quand on n’était ni une chose ni une autre. Dans ses écrits personnels, il écrit dans une phrase que même s’il a dit tout ce qu’il a dit, il ne pense pas que les délateurs soient meilleurs que ceux qui ont lutté et que les dénoncés. Il dit : « j’ai dénoncé, mais je suis plus mesquin et plus petit que ceux qui ont conspiré contre le roi ». C’est un des éléments qui me permettent de croire qu’il s’est tué par dégoût de ce qu’il avait fait. Ça a été également important de revoir l’Inconfidência Mineira [N. de trad. : révolte avortée de 1789 contre la domination portugaise et l’exploitation des richesses naturelles du pays par la métropole] et la manière dont à la fin ils se sont servis du frein à main. Ils ne voulaient plus. Mais le mouvement s’acheminait vers une dissémination plus généralisée et vers un plus grand radicalisme que celui du début. Pendant des années, ils ont répété au gouverneur : « Ah, mon Dieu ça pourrait être mieux. Et si on avait plus de représentativité ? Et si les luso-brésiliens étaient plus écoutés ? ». Et les gouverneurs de répondre : « Oui, je pense que vous avez raison ». Et aussitôt après ces gouverneurs écrivaient au Conseil d’Outremer : « Écoutez, vous voyez les choses de loin, ici ce n’est pas comme vous le pensez, moi qui suis ici je vois qu’on ne peut pas appliquer les choses de la manière que vous préconisez ». Par conséquent, la tentative de flexibilité pour maintenir la domination coloniale s’est produite conjointement avec un désir de participation soft des élites. Et c’est dans cette conjoncture, quand est remplacé le gouverneur en 1784, que ce groupe différencié décide de voir s’il est réellement possible de changer, voire même d’aboutir à l’indépendance. Je pense qu’au milieu du processus la question embraye sur un autre type de mouvement, plus contestataire, à caractère plus populaire, plus revendicateur, et alors les hommes de lettres tirent le frein à main.

Et la figure de Tiradentes ?
Si quelqu’un est à juste titre héros de la République, je crois que c’est bien Tiradentes [Note de trad. : activiste politique brésilien du XVIIIe]. Je pense que c’était vraiment un agitateur, un agitateur politique. Irresponsable, halluciné comme tout agitateur politique. C’était un agitateur politique qui a commencé à croire que la chose pouvait vraiment s’enclencher, devenir un mouvement d’émancipation, du moins dans la région. À l’heure actuelle, plusieurs études suggèrent qu’il y aurait eu une tentative d’organisation entre les États de São Paulo, Rio de Janeiro et Minas Gerais, que les élites tentaient de défendre les intérêts économiques de ces trois régions, qu’ils étaient très intéressés.

Vous dites que vous vivez entre les XVIe et XVIIIe siècle. Mais quelle est votre vision du Brésil d’aujourd’hui ?
J’ai une vision très positive du Brésil d’aujourd’hui, et je pense qu’on a toutes les raisons de l’être parce que nous sommes le seul pays d’Amérique à disposer d’un projet spécifique. Même si la presse a coutume de dire que nous sommes toujours au bord du précipice et que personne n’a de projet, je pense que les présidents Fernando Henrique Cardoso et Lula ont développé des gouvernements très importants. Je pense que tout a commencé sous le gouvernement de Fernando H. Cardoso, qui est un homme respecté, un grand intellectuel à un moment d’immense médiocrité internationale. Si on se met à penser qui sont les dirigeants politiques dans le monde, on l’emporte, que ce soit avec F. H. Cardoso, avec Lula ou avec Dilma Rousseff. Mais les problèmes du Brésil restent les mêmes. À une échelle moindre maintenant c’est la répartition du revenu et l’éducation. Le défi de l’éducation, d’une éducation publique de qualité du primaire et du collège, je pense que c’est le plus grand défi du Brésil. Parce qu’aujourd’hui, quoi qu’il en soit, nous disposons d’un réseau universitaire compétent. Le défi des prochaines années c’est l’éducation. Parce que je pense que même la santé est un prolongement de l’éducation ; et si l’éducation s’enclenche, la santé va suivre. Cependant il y a la question de la répartition des revenus. Et sur ce point on en revient à la question des élites brésiliennes. Il faut une plus grande motivation, une plus grande participation, mais malheureusement nous n’avons plus de grandes figures publiques. Les grandes causes, les grandes bannières, manquent. Mais je reste optimiste en ce qui concerne le Brésil et pessimiste par rapport au monde parce que je pense que le monde va finir. Dans ce monde qui est là, je vois le Brésil avec optimisme.

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