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ICONOGRAPHIE

Portrait en noir et blanc

L’image du Noir au Brésil a été forgée avec l’arrivée de la photographie au XIXe siècle

Publié en fevrier 2007

REPRODUCTION/AUGUSTO STAHL, MINA BARI, C. 1865Si Castro Alves, en se référant à l’esclavage, demande à Dieu dans O navio negreiro (Le navire négrier), “si autant d’horreur devant les cieux est véritable”, on ne s’étonnera pas que le sociologue Muniz Sodré, dans l’article Uma genealogia das imagens do racismo (Une généalogie des images du racisme), emploie un personnage de terreur pour illustrer sa vision de la vision du Noir dans notre société: “Dracula ne se reflète pas dans le miroir, donc il est sans image. Il est l’inverse de l’identité normalisée par la culture petite-bourgeoise. Dans la société de l’image (anagramme de magie), des dispositifs de la vision, le sujet n’existe que s’il apparaît sur le ‘miroir’, c’est-à-dire s’il a les conditions socioculturelles d’avoir son image publiquement reconnaissable”. Rappelons que le conte, comme la photographie, sont des “enfants” du XIXe siècle.

“La perception de cette époque de la photographie est qu’elle n’est pas uniquement une façon de ‘représenter’ le monde, mais de ‘rendre le monde visible’”, analyse Maurício Lissovsky, historien de la photographie de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro. Au Brésil, au milieu des années 1860, le portrait photographique est devenu un objet de désir pour les Blancs et les Noirs. “En ce qui concerne ces derniers, s’ils étaient nés libres ou mis en liberté, se faire photographier comme des Blancs, à la mode européenne et suivant des codes et des comportements empruntés à l’autre, était une tentative de tracer un chemin à l’intérieur d’une société raciste et exigeante”, observe Sandra Koutsoukos, auteur de la thèse de doctorat “No estúdio do fotógrafo: representação e auto-representação de negros livres, forros e escravos no Brasil da segunda metade do século XIX” (Dans le studio du photographe : représentation et auto-représentation des Noirs libres, affranchis et esclaves au Brésil de la seconde moitié du XIXe siècle), défendue en octobre à l’Unicamp, sous la direction de Iara Lis Schiavinatto.

La recherche “dévoile l’invisible” présent sur les images des Noirs à coiffés d’un haut-de-forme et de leurs femmes portant des ombrelles, les nourrices et leurs “enfants” blancs, ainsi que les polémiques “espèces de Noirs”, comme les images du photographe Christiano Júnior, qui s’annonçait dans l’Almanach Lammert comme le propriétaire “d’une collection variée de coutumes et de types de Noirs, chose très appropriée à celui qui part en Europe”. En exhibant des Noirs et des demi-nus (adorés par les ethnologues racistes), classés suivant leur origine africaine, ou dans des mises en scène faites en studio à partir de son travail dans les rues et dans les fermes, les images ont attiré l’attention de Sandra, qui a trouvé “nécessaire de voir ce qui était encadré et de découvrir ce qui ne l’était pas”. Mais “Dracula” n’apparaît pas dans le miroir. Alors, que faut-il voir ?

En fin de compte, comme le remarque l’anthropologue Manuela Carneiro da Cunha, dans Olhar escravo (Regard esclave), être regardé “dans un portrait, c’est pouvoir être vu et pouvoir se laisser voir, des alternatives liées au rapport entre sujet et portraitiste : si le portrait du seigneur est une sorte de carte de visite, celui de l’esclave est une carte postale, où l’esclave est vu mais ne se laisse pas voir”. Dans l’un, il y a la préservation de l’image de la personne digne et singulière, quelqu’un qui, en commandant une photographie, se fait connaître, s’étale sur le papier comme il aimerait être vu, comme l’on se voit soi-même dans un miroir ; dans l’autre, un personnage pittoresque et commun, poursuit le professeur. “Dans mon étude, j’ai découvert que, malgré le fait d’être mené au studio du photographe et de poser, soit en travaillant, soit comme toile de fond de son seigneur, l’esclave et l’affranchi ‘se faisaient voir’, se ‘montraient’ et qu’ils ont été, peut-être autant que les Blancs qui ont posé pour ses photos dans des studios privés, les sujets de ces portraits ”, analyse Sandra. Pour la chercheuse, sur presque toutes les images on retrouve le regard fixe sur l’objectif, ce qui donne une voix à l’image. “Plusieurs ne s’intimidaient pas face à cet appareil étrange et donnaient leur contribution personnelle au moyen de l’expression, du regard souffrant qui nous fixe et semble raconter ses histoires. Le luxe ou la mise en scène ne masquaient pas la condition de l’esclave ou de l’affranchi. Si le corps de l’esclave était une propriété, sa personnalité ne l’était pas.”

“La photographie est un art merveilleux, un art qui excite les mentalités les plus rusées. Et un art qui peut être pratiqué par n’importe quel imbécile”, se plaignit le grand portraitiste français Nadar. Chance de la postérité. Si elle a mis du temps à être découverte (uniquement en 1839), elle est rapidement arrivée au Brésil, l’année suivante, apportée par l’abbé Compte, élève de Louis Daguerre, l’inventeur de la photographie. Avant Rio, le Français serait passé à Bahia, dont l’avant-gardisme est bien présenté dans le livre récemment publié A fotografia na Bahia (La photographie à Bahia), organisé par Aristides Alves, et qui présente 215 images faites de la moitié du XIXe siècle jusqu’en 2006 par 107 professionnels bahianais et étrangers. (Une autre source excellente est O negro na fotografia brasileira do século XIX – Le Noir dans la photographie brésilienne du XIXe siècle, de G. Ermakoff Casa Editorial, 306 pages, 130 réaux.) D’ailleurs, jusqu’à l’arrivée de la photographie, le regard du XVIIIe était un regard étranger, lié à la tradition de Franz Post et, plus tard, de Français, d’Allemands et de Suisses qui ont peint le quotidien de la cour tropicale, qui préférait toujours le côté exotique des Indiens ou des Noirs constamment joyeux et en promenade dans les rues de Rio, comme on peut le voir dans les oeuvres de Debret et Rugendas. Le daguerréotype était cher et demandait des poses très longues qui pouvaient durer jusqu’à 60 minutes.

Analphabètes
En 1854, le Français André Disdéri créa un processus de portraits de petite taille (9,5 cm par 6 cm), faits sur papier albuminé, peu cher et permettant une pose rapide, qui ont été une révolution dans un pays d’analphabètes pauvres qui aimaient se voir immortalisés comme les nobles propriétaires des peintures. Le coût d’une douzaine de ces cartes de visite, comme elles étaient appelées, était le même qu’un seul daguerréotype, et pouvait être offerte en cadeau aux amis et parents, ou être utilisée pour faire des albums de famille. “C’était la démocratisation de l’auto-image pour des groupes sociaux moins favorisés. Avec la carte de visite, la photographie deviendrait une technique au service de tous, un objet de désir et de statut social, une marchandise de troc”, rappelle Sandra. Les journaux regorgeaient d’annonces de studios qui disputaient leur clientèle en offrant des prix avantageux et la capacité de “donner de la noblesse” à celui qui était photographié, soit par la technique, soit par l’outillage qu’ils possédaient au studio et qui ornait l’entourage du sujet photographié. “La photographie donne au Noir pauvre l’opportunité de se distancier de la réalité, de se projeter suivant une image idéalisée, de faire sa représentation. Le besoin de faire le registre d’une ascension sociale demande l’assimilation des codes en vigueur. D’où la répétition et l’uniformisation des poses et des accessoires dans les portraits.”

Le studio fonctionnait, explique le professeur, comme une loge et une scène, où le photographe était le directeur et le client, même en participant à la construction de sa scène, le personnage. Une photo, même en dépit de la privation d’éléments importants à la survie, était, pour eux, pour les amis et les parents, la preuve visuelle que sa lutte était en train de valoir la peine. “Le moment exigeait que, outre le fait d’être libre, la personne qui était née libre ou qui était affranchie puisse sembler libre pour les autres, en employant, pour ce faire, des symboles qui permettaient d’indiquer cette condition.” Des détails, comme être chaussé, indiquaient le nouveau statut de liberté. Gilberto Freyre, dans Sobrados e mucambos, raconte comment les Noirs “vêtus à l’européenne” étaient attaqués et ridiculisés dans les rues par leur “audace”. De la même façon, plusieurs esclaves étaient emmenés dans les studios pour faire de la figuration sur le portrait de seigneurs et, avec leur humiliation (“mais pas avec leur attitude”, rappelle la chercheuse), garantir le registre du pouvoir du seigneur. Les photos mises en scène, avec des Noirs qui reproduisaient leur travail en studio, étaient des souvenirs (dont l’organisation scénique aseptique, rappelle Sandra, servait à essayer de passer une idée “d’esclavage civilisé”) et des objets ethnographiques, faits sur commande pour entretenir des théories racistes.

Dans ces photos, on cherchait des “évidences” de l’infériorité des Noirs et elles servaient également de base pour entériner l’idéal “d’esclavage civilisé”, note la chercheuse. “Malgré l’asepsie et l’ordre reproduit, la condition d’esclave n’était pas masquée ; bien au contraire, son essence était exposée.” Il y avait aussi un marché pour les photos de nourrices, avec dans leurs bras l’enfant blanc qu’elles avaient allaité. “Dans ce genre de photo, on essayait de faire passer une idée d’harmonie et d’affection, à une période où l’usage des nourrices était condamné par la médecine ”, observe Sandra.

REPRODUCTION/CHRISTIANO JÚNIOR, SIMULAÇÃO ENTRE VENDEDORA E COMPRADOR, C. 1865Tempéraments
Une annonce du Jornal do Commercio (Journal du Commerce), de 1875, faisait l’apologie de la Farine Lactée Nestlé, “la vraie nourrice”, qui, affirmait la réclame, livrait l’enfant de la contamination de maladies inoculées par le lait étranger, corrompu par les mauvais tempérements de toute et n’importe quelle nourrice”. La modernité exigeait des changements, mais les mères résistaient à abandonner le privilège “d’user” une Noire pour nourrir leur enfant. Les photos étaient un essai de “retenue” de l’horloge des nouveaux temps. Sur ces photos, la chercheuse remarque que la force de l’expression du regard de la personne photographiée est encore plus criante, car elle était obligée de porter un luxe forcé.

“Elles sont le rappel que, pour avoir une nourrice Noire, il y avait eu un bébé Noir qui, dans la plupart des cas, avait été séparé de sa mère pour qu’elle puisse élever le fils du seigneur.” L’invisible devient visible. “L’usage social de la servitude des peuples africains a créé au Brésil une esthétique de l’extériorité utile du corps du Noir. Le seigneur d’esclaves, comme les professionnels de ce secteur, connaissait mieux les détails des dents de leurs serfs que ceux de leurs filles, comme cela se produit actuellement avec les éleveurs de chevaux de race. Nous ne nous sommes toujours pas débarrassés de certains détournements du regard”, analyse l’anthropologue de l’Unicamp Carlos Rodrigues Brandão, dans son article O negro olhar (Le Noir regard). “Dans les journaux et les revues, les Noirs sont plutôt des corps que des visages, plus le type et encore plus la fonction que la personne. Dans un pays où les Noirs ‘purs’ sont des millions, c’est le visage blanc, quel qu’il soit, qui se montre. Les Noirs et les métis sont presque tous des criminels dans le pays, car presque toutes les photographies de criminels sont des métis et des Noirs.” Au Brésil, l’image du Noir comme une machine corporelle est très forte, quelque chose de complexe dans un pays qui a appris à mépriser le travail manuel. Les Noirs sont ceux qui travaillent, ceux qui sont sensuels (même quand ils sont révélés en tant qu’athlètes), ceux qui adorent les fêtes, observe Paulo Bernardo Vaz, professeur au Département de Communication Sociale de l’Université Fédérale de Minas Gerais et auteur d’une étude sur l’image du Noir.

“Le flux magnétique qui montre le Noir souffrant, frappé, volant ou exhibant son corps sensuel rend actuelles des significations construites socialement et historiquement et qui suggèrent des cristallisations qui caractérisent le Noir en une forme qui ne favorise pas une estime de soi positive. C’est le regard externe qui montre le Noir dans une représentation péjorative qui peut affecter la construction de son identité. En fin de compte, qui voudrait s’identifier à un sujet qui vit en souffrant ?” Pour Vaz, les moyens de communication offrent au Noir l’opportunité contradictoire d’être un autre et non lui-même. “L’‘autre’ représente la menace fantasmagorique de partager l’espace à partir duquel nous parlons et nous pensons, c’est la peur de perdre son espace à soi. Peur primitive, analogue à la terreur nocturne des enfants. L’‘autre’ finit par devenir Dracula, sans image légitime”, analysa Muniz Sodré. La Transylvanie, comme Haïti, peuvent aussi être ici.

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