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ÉCOLOGIE

La vie entre les feuilles mortes

Des biologistes identifient des modèles sur le comportement des fourmis dans la Mata Atlântica

Publié en février 2006

La Pyramica denticulata: parmi les espèces les plus communes de la Mata Atlântica

LARA GUIMARÃESLa Pyramica denticulata: parmi les espèces les plus communes de la Mata AtlânticaLARA GUIMARÃES

Les fourmis, que la plupart d’entre nous ne s’en souvient que quand elles envahissent le sucrier ou la chaîne hifi, habitent la planète, suivant les fossiles les plus anciens, depuis au moins 100 millions d’années. Ce qui peut paraître encore plus surprenant est le fait qu’elles sont une composante essentielle des écosystèmes et possèdent une importance écologique supérieure à ce que l’on pourrait espérer.Elles présentent,en outre, une grande richesse et une considérable diversité d’espèces, toutes sociales. La plus importante étude sur ces insectes réalisée dans la Mata Atlântica brésilienne a réuni des spécialistes de 11 institutions du pays et des collaborateurs étrangers. Elle démontre que les fourmis sont l’un des principaux indicateurs de la diversité biologique d’une région: plus elle possède d’espèces de fourmis, plus il y aura, probablement, d’autres espèces d’animaux et de plantes.

L’équipe coordonnée par Carlos Roberto Brandão, biologiste du Muséum de Zoologie de l’Université de São Paulo (USP), a identifié, jusqu’à présent, 410 espèces de fourmis de la Mata Atlântica, mais l’on estime que cette forêt côtière Atlantique puisse abriter jusqu’à mille espèces – sur un total mondial estimé à 20 mille espèces, 12 mille ont déjà été décrites.“Ayant pour base ces données”, affirme Brandão, “la Mata Atlântica peut être considérée comme l’un des environnements les plus riches en espèces de fourmis au monde”. Il existe des régions avec un nombre très inférieur: en Grande Bretagne, par exemple, vivent à peine 36 espèces de fourmis.

“Les fourmis vivent en colonies qui peuvent abriter de quelques uns à des millions d’individus, ce qui les place comme l’un des animaux terrestres les plus abondants dans les régions tropicales et sous-tropicales ”, raconte-t-il. Des études développées en Amazonie indiquent que les fourmis et les mites, un autre groupe d’insectes sociaux, représentent environ 70% de la biomasse animale terrestre, mesurée à partir du poids sec. En d’autres termes, si les populations  de ces insectes, qui mesurent de 1 millimètre à 4 centimètres et, individuellement, ne pèsent pas plus que dixième de gramme, pouvaient être réunies et pesées, les fourmis présenteraient une masse de matière organique plus élevée que celle de tous les autres invertébrés et vertébrés terrestres réunis. Suivant Brandão, certains groupes d’animaux, particulièrement les scarabées et les acariens, sont encore plus riches en espèces mais sont, généralement, solitaires et, de ce fait, chaque espèce est représentée par beaucoup moins d’individus que les espèces sociales.

Pendant deux ans, de 1999 à 2001, les biologistes ont parcouru 26 régions préservées de Mata Atlântica dans dix États brésiliens – Santa Catarina, Paraná, São Paulo,Rio de Janeiro, Espírito Santo, Bahia, Sergipe,Pernambouc,Alagoas et Paraíba. Ils ont collecté 1.400 échantillons de 1 mètre carré de la couche la plus superficielle du sol et de la couverture de feuilles mortes – la litière végétale – où se concentrent 60% des espèces connues de fourmis. En général, ces insectes, qui ne s’éloignent pas plus de deux mètres de leurs nids, habitent les espaces entre les feuilles qui tombent au sol. Ils sont, ainsi, protégés contre les attaques d’autres animaux et, en même temps, y trouvent leur nourriture préférée comme, par exemple, les acariens. Deux des espèces les plus connues dans la Mata Atlântica sont la Pheidole flavens, avec des ouvrières d’à peine 1 millimètre de longueur, retrouvée dans 842 des 1.400 échantillons – soit, dans presque deux parmi tous les trois mètres étudiés –, et la Pyramica denticulata, millimétrique également, avec des ouvrières dotées de mandibules très longues et la tête en forme de coeur, présente dans 780 échantillons. “Probablement”, affirme Brandão, “ces deux espèces sont parmi les animaux les plus courants dans la Mata Atlântica”.

Par l’analyse des informations qui ont résulté de ce long travail de champ, les chercheurs ont rencontré – outre des dizaines de probables nouvelles espèces, en particulier des genres assez rares tels le Asphinctanilloides et le Cryptomyrmex – des formes raffinées d’organisation de la faune de fourmis, qui sont normalement considérées comme intégrant des sociétés simples, avec de mâles dont le seul rôle est la reproduction, et des femelles, à leur tour divisées en reines, ouvrières et soldats, qui sont des ouvrières modifiées qui exécutent les travaux les plus lourds. L’étude des ouvrières, plus abondantes et que l’on retrouve plus facilement en dehors des nids, a montré une richesse inattendue de comportements.

Neuf modèles distincts de comportement et de coutumes ont été identifiées. Normalement, les chercheurs reconnaissent ces modèles de comportement à partir d’informations préalables sur les habitudes de chaque espèce.Rogério Rosa da Silva, l’un des biologistes de l’équipe, a examiné les espèces vivant dans quatre des 26 régions étudiées et a développé un autre abordage. C’est ainsi qu’est née une proposition de classification des comportements des fourmis de sol qui peut être valable pour toute la Mata Atlântica et représenter, de façon plus précise, ce que les autres spécialistes faisaient de façon subjective.

Même si la composition des espèces varie d’une région à l’autre, la structure de l’ensemble des communautés est constante: les fourmis s’organisent toujours suivant les mêmes modèles de comportement, appelées guildes, qui démontre comment chaque espèce se comporte dans l’environnement. Là où existent des fourmis, nous retrouvons les neuf guildes, formées par cinq catégories de base, l’une d’elles avec quatre sous-ensembles. Les groupes de base sont: les prédatrices généralistes, qui chassent n’importe quel type de proie; les prédatrices spécialisées, qui collectent des proies spécifiques comme des oeufs d’autres insectes ou même d’autres fourmis; les cultivatrices de champignons, qui transportent vers le nid des feuilles, des morceaux de plantes et de carcasses d’autres insectes, qui sont employés pour alimenter la colonie de champignons qui croissent au fond du nid et fournissent du sucre et des protéines aux fourmis; et, finalement, les généralistes, qui collectent la sève des plantes et des petits animaux, qui servent de nourriture aux fourmis. Ce sont les prédatrices généralistes qui sont regroupées en quatre ensembles: celles qui collectent uniquement ce qui se trouve sur le sol, appelées epigées; celles qui visitent également les couches superficielles du sol, ou hypogées, et les espèces avec des ouvrières relativement grandes et celles relativement petites.Dans ce cas, elles se distinguent par la taille de la proie qu’elles collectent. Il existe également – mais n’ont pas été collectées – six autres guildes: deux d’espèces nomades, qui se déplacent sous le sol, trois d’arboricoles et celles exclusivement souterraines, qui vivent dans des nids fixes.

Compétition
“Cette classification permet une analyse plus détaillée de la structure des communautés de fourmis” affirme le biologiste Rogério Silva, du Muséum de Zoologie de l’Université de São Paulo.Chaque région ne comporte qu’un nombre limité d’espèces par rapport à chacune des catégories de comportement ou de guilde: dans une région dans laquelle peuvent vivre uniquement quatre ou cinq espèces de fourmis prédatrices on ne retrouvera jamais 20 espèces prédatrices. “Cette limite est le fruit de la compétition entre les espèces, puisque les grandes fourmis prédatrices ne disputent qu’un nombre fini de proies avec les autres grandes prédatrices”, explique Brandão. “Les guildes, dans ce cas, représentent les scénarios de la compétition.”Puisqu’il a été démontré que la faune des fourmis de la Mata Atlântica doit toujours être composée des mêmes 15 guildes, nous pouvons dorénavant évaluer plus précisément l’état de conservation d’une forêt, ce qui, auparavant, n’était possible que par un système de listes comparatives de noms d’espèces.

La régularité avec laquelle on retrouve ces modèles de comportement nous mène à la conclusion que les modifications imposées par les activités humaines, comme le déboisement d’une partie de la forêt, peuvent causer des déséquilibres entre ces groupes et la conséquente surpopulation de certains d’entre eux, avec des conséquences néfastes pour les propres communautés et pour les animaux et plantes qui dépendent d’elles pour survivre.“ Elles maintiennent autant de rapports mutuels qu’il est possible de conclure que si, dans un endroit, il existe plus de fourmis, il en existe également plus d’autres espèces”, explique Brandão.

Dans le Cerrado, 70% des plantes présentent des glandes productrices de nectar, les nectaires, qui attirent les fourmis. En collectant le nectar, les fourmis protègent les plantes, en évitant que d’autres insectes s’alimentent de la même plante. Elles contrôlent également la population d’autres insectes et d’autres petits invertébrés, puisque plusieurs espèces sont prédatrices tandis que d’autres dispersent les semences. Les rapports des fourmis avec les plantes peuvent êtres positifs – lorsqu’elles éliminent les animaux herbivores en échange du nectar – ou négatifs – lorsqu’elles implantent des colonies d’insectes capables d’extraire de la sève, dont elles collectent l’excédant, en échange de protection à ces insectes, comme les cochenilles, les pucerons et d’autres insectes de la famille des cigales.

Indicateurs
La première étude qui a démontré que les fourmis servaient d’indicateur de la diversité des autres espèces animales a été développée par des chercheurs
anglais et nord-américains, qui ont comparé huit groupes d’animaux dans la réserve forestière de Mbalmayo, au Cameroun, en Afrique, et publiée en 1998 dans la revue Nature. C’est à partir de ce moment que d’autres études, qui peuvent aider à indiquer le choix des régions à être préservées et à déterminer la taille minimum des nouvelles régions de végétation native à être également préservées, ont été développées.

Cette possibilité a déjà été mise en place. Selon Brandão, le Secrétariat de Planification et d’Environnement de l’État de Tocantins prétend employer les données d’une étude sur la diversité des fourmis au Tocantins pour sélectionner les aires prioritaires de conservation dans le Cerrado.L’année dernière, dans la commune de Craolândia, dans le Tocantins, Rogério Silva a découvert une nouvelle espèce de fourmi, qui n’a pas encore été baptisé officiellement.

Des chercheurs de l’Institut Biologique de Ribeirão Preto, de l’Université de Mogi das Cruzes, de l’Université de l’État de Santa Cruz et de la Commission Exécutive du Plano da Lavoura Cacaueira (Projet de Culture de Cacao), à Ilhéus (État de Bahia), et les université fédérales de São Carlos (État de São Paulo), Rurale de Rio de Janeiro (État de Rio de Janeiro), de Viçosa (État de Minas Gerais), de l’Espírito Santo, de la Paraíba et de Pernambouc ont également participé de l’étude sur les fourmis de la Mata Atlântica. Ensemble, ils ont aidé à changer certaines idées conçues. Depuis quarante ans, on croyait que le nombre d’espèces animales et de plantes variait suivant la latitude: plus on se rapprochait de l’équateur, plus la diversité biologique était importante. Ce n’est pas ce qui s’est passé. La plus grande diversité des espèces a été rencontrée dans des régions de la Mata Atlântica au nord de Rio de Janeiro jusqu’au sud de l’Espírito Santo, avec environ 10% en plus d’espèces que dans les régions plus au nord qui – croyait-on – devaient abriter la plus grande diversité. Dans cette région entre Rio et Espírito Santo, Brandão relate qu’ont été collectées jusqu’à 140 espèces – uniquement parmi celles qui vivent sur le sol, sur une aire de 1 kilomètre carré.

Parallèlement à la démonstration de la diversité des espèces de la Mata Atlântica et de l’importance de ces insectes dans l’aide à la définition des stratégies de préservation de l’environnement, une autre caractéristique particulière à ces insectes, aux coutumes si complexes, est apparue. Dans un article publié en janvier dans la revue Nature, une équipe coordonnée par Nigel Franks et Tom Richardson, de l’Université de Bristol, en Angleterre, a démontré que les fourmis étaient capables d’enseigner à d’autres colonies comment trouver de la nourriture. Il s’agit peut-être de la première démonstration formelle d’enseignement chez les animaux, une capacité jusqu’alors attribuée uniquement aux êtres humains.

LE PROJET Richesse et diversité de l’Hymenoptera et de l’Isoptera au long d’un gradient latitudinal dans la Mata Atlântica MODALITÉ Projet Thématique lié au Programme Biota-FAPESP COORDINATEUR CARLOS ROBERTO FERREIRA BRANDÃO – Muséum de Zoologie de l’USP INVESTISSEMENT 925.901,82 réaux (FAPESP)/ 30.000,00 réaux (CNPq)

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