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PHYSIQUE

Dans le sillage des bulles

Brésiliens et Français montrent que le champagne pétille de quatre manières distinctes

Publié en novembre 2005

EDUARDO CESARL´explosion d’un champagne précède la fumerolle qui s’échappe de la bouteille, enivre l’environnement de son parfum de brioche, de levains, de fruits blancs et de noix, et annonce le prochain mouvement: verser la boisson dorée et nerveuse dans un verre étroit et allongé, la flûte. Les bords de la flûte sont envahies par l’éruption de petites bulles qui se dirigent vers la surface du liquide. Quelques instants plus tard, la collerette de mousse qui agitait la partie supérieure de la flûte se défait presqu’entièrement.Mais des parois inférieures du verre continue de jaillir la signature du vin le plus célèbre et le plus imité: les bulles de dioxyde de carbone (CO2), plus communément appelé gaz carbonique, l’une des deux substances de la fermentation des sucres auparavant présents dans la boisson (l’autre est l’alcool). S’il est servi dans un verre adéquat et que personne ne se risque à le boire, le champagne maintient son effervescence – de manière décroissante – pendant près de cinq heures, garantissent certains spécialistes. Mais ce test de résistance doit être rarement mené en dehors des laboratoires de recherche… C’est d’ailleurs du domaine scientifique, et non gastronomique, que vient le compte rendu d’une récente découverte sur la dynamique de production des perles gazeuses de la boisson: des physiciens brésiliens et français ont montré que le processus de formation des sphères de gaz carbonique obéit à une séquence de différents rythmes de pétillement en fonction du passage du temps. D’autre part, ils ont dévoilé la mathématique qui berce les sites de nucléation des bulles de champagne, ou presque.

On peut penser que la découverte n’est pas sérieuse, mais c’est faux: elle a requis l’analyse d’environ 16 000 bulles de gaz, provenant d’une centaine de bouteilles de champagne cédées par le plus grand fabricant,Moët & Chandon.Même si elle est représentative de ce qui se produit dans l’intérieur tumultueux du liquide, l’échantillon est une infime fraction du nombre total de bulles estimé dans une seule bouteille de 750 millilitres, de l’ordre de 20 millions d’unités.Les résultats du travail ont été publiés dans l’édition de septembre de la revue scientifique Physical Review E, publiée par la Société Américaine de Physique. La partie expérimentale a été réalisée par les Français, et l’interprétation desexclusivedonnées par les Brésiliens.Les chercheurs ont servi du champagne à 20ºC dans des verres (12 degrés de plus que ce qui est habituellement recommandé), filmé et photographié avec un appareil photo ultra rapide pendant une demi-heure les lignes de bulles qui naissaient à certains endroits des verres; puis ils ont étudié les informations de l’expérimentation en quête de standards sur la genèse des pilules d’effervescence. Ils en ont trouvé. Au moins quatre régimes distincts d’effervescence, que les physiciens nomment période, ont été identifiés. “Mais dans certains cas, nous percevons jusqu’à sept régimes distincts”, observe le physicien Alberto Tufaile de l’Université de São Paulo (USP). Également chercheur sur les systèmes chaotiques dans des milieux liquides, Tufaile est l’un des auteurs du travail. Quoi qu’il en soit, le compte rendu des chercheurs a démontré jusqu’à présent les quatre principaux modèles d’effervescence du champagne.

Dès que les flûtes reçoivent le liquide, les bulles surgissent par deux. Elles se forment par groupe de deux et montent jusqu’en haut; ensuite elles apparaissent de façon plus ou moins désordonnée, en groupes avec un nombre variable d’unités, comme si elles se trouvaient en phase de transition; puis elles forment des trios, se regroupent de trois en trois; enfin, une seule bulle jaillit à la fois, dans un mouvement aussi monotone que le tic tac d’un réveil (Voir images ci-contre).Les oscillations dans le rythme de l’effervescence n’échappent jamais à cette séquence circulaire de régimes: après avoir fabriqué une seule sphère de gaz carbonique, le champagne génère à nouveau des bulles gazeuses par deux, et ainsi de suite. La durée de chacun de ces quatre régimes d’effervescence peut varier de quelques secondes – juste après que la boisson ait été versée dans le verre, quand la quantité de gaz carbonique dans le champagne est encore élevée et que les régimes se succèdent très rapidement – à quelques minutes, au fur et à mesure de la réduction des niveaux de CO2 dans le liquide. champagne ait été servi dans un verre, la quantité de dioxyde de carbone dissoute dans la boisson est trop petite pour provoquer davantage d’altérations dans les régimes de formation de bulles”. Sur les endroits des verres capables de générer les pilules de gaz carbonique – lesdits sites de nucléation –, prédomine alors le régime de production d’une bulle à la fois.

Lorsque la différence entre deux régimes successifs se résume à l’augmentation d’une seule unité dans le rythme de production de l’objet en analyse, les physiciens décrivent ce phénomène sous le nom technique de route d’addition de période.Également visible dans le mouvement des vagues en mer, dans les réponses complexes des neurones et dans des circuits électroniques, pour ne donner que quelques exemples, la route d’addition de période indique parfois que l’on se trouve dans l’antichambre d’un système cahotique. Dans le cas du champagne, il n’est pas encore possible d’affirmer s’il se produit ou non un chaos dans le processus de formation de bulles. José Carlos, physicien à l’USP et qui a participé à l’analyse du comportement des bulles dans le champagne, pondère: “Nous avons besoin de plus de données pour en arriver à cette conclusion et des expérimentations plus longues, avec un contrôle de la température et de la quantité de dioxyde de carbone dissout dans le champagne, entre autres paramètres”. Le terme chaos, synonyme dans l’acception populaire de désordre et de confusion, est ici employé dans le sens adopté par les physiciens et les mathématiciens: pour désigner des systèmes dynamiques non-linéaires qui, même s’ils semblent fonctionner de manière aléatoire, sont régis par quelques paramètres et passibles d’une certaine prévisibilité, surtout dans les premiers moments de leur fonctionnement. En somme, les systèmes chaotiques peuvent être compris et, dans une certaine mesure, contrôlés.

Saisir la dynamique qui conduit à des altérations dans le régime de production de bulles dans des milieux fluides riches en gaz, comme c’est le cas des vins mousseux remplis de molécules de CO2, peut être utile pour le contrôle des situations les plus diverses, plusieurs d’entre elles sans aucun lien avec le monde des boissons fermentées. L’excès de bulles dans des liquides peut déclencher des situations à risque pour les animaux et les végétaux. Sur des plantes vasculaires, le transport de substances nutritives peut être interrompu à cause de l’apparition de bulles de gaz dans le xylème, tissu qui amène l’eau de la racine au reste de la plante.D’après Tufaile, “la cause principale de l’embolie chez des êtres humains (occlusion d’un vaisseau sanguin par une masse anormale de matière provenant d’une autre partie du corps) implique également la formation de bulles à partir de liquides sursaturés en gaz dissout […] Une embolie gazeuse peut aussi se produire chez des plongeurs qui remontent trop vite à la surface après avoir respiré l’air à haute pression contenu dans les bouteilles de plongée”. Des tragédies collectives peuvent dériver d’instabilités provoquées dans des solutions liquides qui contiennent beaucoup de gaz. En août 1986, un lac profond au nordouest de la République des Comores – le Nyos, qui recouvre le cratère d’un volcan éteint et donc reçoit de grandes quantités de dioxyde de carbone – a rejeté un nuage de ce gaz, provoquant la mort par asphyxie de 1700 personnes habitant à proximité.

L’impureté des verres
Après avoir identifié les divers rythmes de production des bulles dans le champagne, il restait encore à expliquer quels facteurs provoquaient l’échange constant de régimes. En fin de compte,pourquoi un site de nucléation au fond du verre cesse de produire des sphères gazeuses en groupes de trois et que soudainement il les forment une par une? Belair s’est heurté à ce mystère pendant quelques années mais aujourd’hui, avec l’aide des Brésiliens, il a réussi à formuler une hypothèse consistante sur le phénomène. Et l’explication, liée à une découverte faite au cours de cette décennie, a déconcerté nombre de gourmets: les bulles de vins mousseux naissent en majorité sur des endroits de la paroi du verre où se sont fixées des impuretés microscopiques, en général des fibres cylindriques de cellulose de 100 micromètres, qui proviennent de l’air ou sont des sous-produits de verres mal lavés. Inoffensive pour la santé, une impureté est la matrice des bulles nobles du champagne. Jusqu’alors, beaucoup pensaient que les bulles naissaient exclusivedonnées ment d’imperfections, de rayures et de reliefs sur les verres – croyance qui amenait les restaurants à rayer leurs propres flûtes dans l’espoir de servir des vins mousseux plus pétillants aux clients. Pour les scientifiques, un tel geste est aussi inutile qu’enfiler le manche d’une petite cuillère dans le goulot de la bouteille pour retenir le gaz de la boisson.

Pour en revenir au rôle des impuretés sur la genèse de l’effervescence, les microfibres de cellulose sont creuses à l’intérieur et possèdent une cavité infime à l’une de leurs extrémités, par où entre et sort le CO2 dissout dans le champagne. Tufaile explique qu’“en raison de la pression, de la température et d’autres paramètres chimiques du liquide, ces poches de gaz fonctionnent comme un moteur et dictent les rythmes de production des bulles”. Lorsque l’intérieur de la fibre atteint sa limite d’entreposage de gaz par diffusion, des sphères de dioxyde de carbone se détachent de la cavité. En une seconde, ou au maximum cinq, les bulles atteignent la surface, non sans avoir auparavant augmenté de diamètre puisqu’elles gagnent plus de gaz dans leur mouvement d’ascension. Les molécules fixées aux bulles montent en transportant les arômes typiques du champagne, qui ravissent ses consommateurs.

Légende et marketing
Comprendre et contrôler le processus de formation des perles gazeuses qui donnent vie aux vins mousseux est un défi que l’homme tente de surmonter depuis la fin du XVIIe siècle: selon la légende (et le marketing des producteurs), Dom Pierre Pérignon, moine bénédictin de l’Abbaye de Hautevillers – village de la région de Champagne-Ardenne – “inventa” par hasard le premier vin de ce type, le champagne. Bien qu’il n’y ait pour l’instant aucune preuve scientifique selon laquelle les attributs d’un vin mousseux ont une relation directe avec les caractéristiques de ses bulles, les dégustateurs professionnels interprètent l’existence des petites bulles très nombreuses et durables comme un signe d’excellence. Selon Belair, “il est certain que la présence d’un grand nombre de petites bulles dans un champagne est plus agréable pour le regard, mais il n’y a pas de lien entre leurs tailles et la qualité du produit”. L’influence du verre est très importante dans l’effervescence d’un vin mousseux.Mauro Celso Zanus, oenologue chez Embrapa Uva e Vinho, à Bento Gonçalves (État du Rio Grande do Sul) indique qu’il a “déjà goûté des produits d’excellente qualité qui présentaient peu de bulles et d’un diamètre relativement grand. […] C’est pour cette raison qu’il est plus sûr d’évaluer la qualité du vin mousseux à partir de la finesse et de la pureté de son arôme et de son goût”.

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