Imprimir PDF Republish

Michel Rabinovitch

Michel Rabinovitch: Une méthode pour inoculer la science

Publié en mai 2013

LÉO RAMOSLorsqu’il recherche un texte de référence, le professeur Michel Pinkus Rabinovitch ouvre un fichier sur son ordinateur qui contient une infinité d’autres fichiers, tous relatifs à un thème d’étude ou d’intérêt. Les sujets sont extrêmement variés et tous renvoient à un domaine de la science. Lorsqu’il nous a accordé cet entretien au début de l’année 2013, il menait une étude sur une petite molécule prétendument toxique pour les tumeurs ainsi que des recherches sur la vie de certains scientifiques pour composer des textes sur l’histoire de la science. La curiosité intellectuelle, innée chez tout chercheur qui se respecte, reste intacte chez ce professeur qui était sollicité par les étudiants intéressés par la recherche à la Faculté de Médecine de l’Université de São Paulo (FMUSP) dans les années 1950.

D’abord intéressé par l’hématologie, Rabinovitch a obtenu son diplôme en 1949 et son doctorat deux ans plus tard, avant de devenir professeur adjoint d’histologie et d’embryologie en 1959. Après 15 années à l’USP, où il a dirigé et formé une génération brillante de jeunes*, le scientifique a quitté le Brésil en 1964 après avoir été menacé par le régime militaire. À partir de là, il a passé 33 ans dans des institutions nord-américaines et française. Il a été chercheur et professeur à l’Université Rockefeller et à l’École de Médecine de l’Université de New York, où il a accueilli les chercheurs brésiliens Bernardo Mantovani, Momtchilo Russo et Clara Barbieri Mestriner ; et à l’Institut Pasteur de Paris, où il a dirigé les travaux de Silvia Celina Alfieri, Liège Galvão Quintão et Patrícia Veras. Il a étudié la biologie cellulaire, fait des recherches sur des protozoaires et des bactéries et fait la connaissance de chercheurs tels que Hewson Swift, Daniel Mazia, Zanvil Cohn, Rollin Hotchkiss et Ralph Steinman, entre autres.

Rabinovitch est rentré définitivement au Brésil en 1997. Il a alors rejoint l’Université Fédérale de São Paulo (Unifesp), à São Paulo, où il a à nouveau dirigé des chercheurs. Aujourd’hui encore, il participe à la direction de travaux d’étudiants et assiste aux réunions scientifiques du secteur de parasitologie et de microbiologie. À 87 ans, Rabinovitch vit dans un appartement rempli de livres près de l’université, où il se rend à pied. Dans cet entretien, il évoque sa longue et riche trajectoire scientifique au Brésil et à l’étranger.

Âge:  87 ans
Spécialité:
Parasitologie 
et biologie cellulaire
Formation:
Université de São Paulo (master et doctorat)
Université de Chicago 
(post-doctorat)
Institutions:
Université de São Paulo
Université Rockefeller
Université de New York
CNRS/ Institut Pasteur
Institution actuelle:
Université Fédérale 
de São Paulo

Vous êtes connu pour avoir formé des chercheurs comme Ricardo Brentani, Nelson Fausto, Thomas Maack et Sérgio Henrique Ferreira, entre autres. Qu’est-ce qui a favorisé la formation de gens si qualifiés?
Plusieurs facteurs. Dans les années 1950, il existait certains groupes excellents de recherche fondamentale à l’Institut Biologique, à l’Institut Butantan et à la Faculté de Philosophie de l’USP. J’ai moi-même assisté aux conférences qui avaient lieu les vendredis après-midi à l’Institut Biologique sous la présidence d’Henrique da Rocha Lima. À la même époque, la recherche dans les disciplines de base de la FMUSP était limitée à quelques chercheurs isolés mais excellents parmi lesquels Floriano Paulo de Almeida, Carlos da Silva Lacaz et Wilson Teixeira Beraldo. À la fin des années 1940, le quatrième étage de la FMUSP a accueilli pendant quelques années une initiative pionnière mais dont on se souvient peu aujourd’hui : le Laboratoire sur le Cancer Andrea et Virginia Matarazzo, dirigé par Piero Manginelli, qui a fait venir la culture de tissus et la cancérologie à la Faculté de Médecine, comme l’avait fait Robert Archibald Lambert dans les années 1920. Les grands changements du milieu du siècle au niveau des disciplines de base de la faculté ont débuté avec Luiz Carlos Junqueira, suivi par Isaias Raw et Alberto Carvalho da Silva. Avant cela, les opportunités d’apprentissage de la science expérimentale étaient rares. Les étudiants intéressés par la recherche clinique s’adressaient à l’Hôpital des Cliniques, qui abritait déjà des cliniciens chercheurs de haut niveau comme Michel Abujamra, mon guide et ami de toujours, Helio Lourenço de Oliveira, José Barros Magaldi et Dirceu Pfuhl Neves. Dans ce contexte, j’étais un franc-tireur informel, peu autoritaire, tout juste rentré d’une excellente expérience aux États-Unis, 10 à 12 ans plus vieux que les étudiants, intéressé par la musique, la lecture et le rôle de la science dans la société. En outre, ma vie personnelle me permettait une convivialité avec les étudiants à l’intérieur et à l’extérieur du laboratoire. Je pense que ces facteurs ont contribué à cet événement historique, difficile à reproduire aujourd’hui.

Le professeur Brentani a dit dans un entretien que les jeunes doués pour la recherche à la FMUSP étaient orientés par les professeurs « à entrer en contact » avec vous.
Ricardo était attiré par la recherche, il m’a contacté et on a beaucoup travaillé ensemble – et on s’est beaucoup amusé aussi.

Le département d’histologie était vraiment le meilleur de la faculté ?
En 1946 ou 1947, la science au département d’histologie et d’embryologie restait tournée vers l’anatomie microscopique, l’embryologie et la tératologie : elle était descriptive, traditionnelle, prémoderne. Les instruments utilisés étaient les microscopes, microtomes, étuves et colorants. J’ai appris les techniques avec José dos Santos, un technicien remarquable. Pour la compréhension de la physiologie et de la pathologie, on enseignait juste le nécessaire aux étudiants en médecine. Et c’était pareil dans les autres départements. Le professeur José Oria se rendait compte qu’un changement était nécessaire. Il m’a lui-même donné un volume d’un symposium de Cold Spring Harbour de 1947 sur les acides nucléiques. En 1948, la prise de pouvoir de Junqueira qui, à 28 ans, possédait un doctorat, enseignait et avait été recruté sur concours, a révolutionné le département – rebaptisé à l’occasion Département de Biologie Cellulaire. Après un incident pittoresque, l’occupation éclair d’un grand espace libre au second étage a permis la construction d’un vaste laboratoire aéré, richement meublé par la Fondation Rockefeller avec chambre froide, centrifugeuses, électrophorèse, balances, spectrophotomètres, collecteur de fractions, microscopie, microcinématographie, entrepôts de colorants et de produits pour l’histochimie. Pour Junqueira, la recherche concernait aussi bien la microstructure que l’histophysiologie, l’histochimie, l’autoradiographie, l’étude de cellules vivantes et l’approche chimique et biochimique, initialement développée par Hannah Rothschild et, plus tard, par José Ferreira Fernandes et d’autres. Généreusement financé par les agences de soutien à la recherche Capes et CNPq, le département a formé un grand nombre d’étudiants et de post-doctorants de São Paulo et d’autres états ; certains sont devenus des membres du département, comme José Ferreira Fernandes, Ivan Mota ; d’autres, comme Chapadeiro, Tafuri (tous deux de l’état de Minas Gerais) et José Carneiro S. Filho ont eu des carrières brillantes. Junqueira a aussi fait venir à la FMUSP des professeurs étrangers de haut niveau, qui venaient quelques jours pour donner des miniconférences de grande qualité. Parmi eux, Eleazar Sebastián Guzman-Barron, Johanes Holtfreter et George Gömöri. Ce fut la première révolution des sciences fondamentales de la FMSUP, suivie peu après par les métamorphoses de la biochimie, de la physiologie et de la parasitologie opérées par Isaias Raw, Alberto Carvalho da Silva et par les confrères de Samuel Pessoa, comme le couple Deane, Luiz Hildebrando Pereira da Silva et le couple Nussenzweig.

Pourquoi avoir choisi d’étudier la médecine ?
J’ai perdu mes parents tôt. Ma mère est morte d’une leucémie aiguë et mon père d’une tumeur au niveau du rein. Ils avaient 46 et 47 ans. C’est pour ça que j’ai étudié la médecine. Avant cela, je me préparais pour des études d’ingénierie, la profession de mon père. Je me suis intéressé à l’hématologie à cause de la leucémie et j’ai choisi Oria puis Michel Abujamra comme mentors. Un de mes premiers articles s’intitule Aspectos citoquímicos da célula leucêmica [Aspects cytochimiques de la cellule leucémique]. Je suis entré à la faculté en 1944 et j’ai eu mon diplôme en 1949. Mon père a suivi sa formation à Lausanne, où il a fait la connaissance de l’artiste plastique brésilien Antonio Gomide, qui a insisté pour qu’il vienne s’installer au Brésil. Il est venu. D’abord dans l’état du Rio Grande do Sul, puis à São Paulo. Il existe encore des bâtiments qui ont été construits par l’agence dont mon père était associé. Il a connu ma mère à São Paulo ; elle était venue d’Odessa, en Ukraine, en 1910.

La famille de votre mère a émigré avant ?
Mon grand-oncle maternel, Jacob Zlatopolsky, est le premier à être venu au Brésil. Il est arrivé tout seul en 1888, à l’âge de 18 ans. Il a travaillé dans une typographie à Brás, est devenu patron de l’affaire et a ouvert une papeterie au 21A de la rue São Bento. Je me souviens encore de l’odeur du crayon allemand Faber, de cette odeur de cèdre qui y régnait. Il a fait venir sa famille qui habitait à Genève en 1910. Il a fini par se marier avec une nièce, Genia, qui n’a pas eu d’enfants et avec qui moi et mes frères et sœurs avons habité après la mort de mes parents.

Vous avez déjà commencé à faire de la recherche quand vous étiez étudiant de graduação [2e cycle] ?
Mon premier article date de 1947, quand j’étais en quatrième année de graduação. Je séchais des cours pour travailler au laboratoire parce que savais que j’allais devenir chercheur. Je n’ai jamais fait un seul accouchement dans la vie. Mon premier article a été publié en français dans la revue Revista Brasileira de Biologia. Il traitait du dimorphisme sexuel de la glande sous-maxillaire de la souris, un modèle qui a ensuite été largement exploré par Junqueira et ses collaborateurs. Le thème avait été suggéré à Junqueira par le radiobiologiste français A. Lacassagne, qui a découvert pendant la Seconde Guerre mondiale le dimorphisme sexuel des sous-maxillaires de souris ; il est venu à la FMUSP probablement en 1946.

Quand êtes-vous allé à Chicago ?
De septembre 1953 à septembre 1954, j’ai été boursier de la Fondation Rockefeller à l’Université de Chicago. J’ai commencé à travailler dans le laboratoire de Microscopie Électronique d’Isidore Gerch, un excellent scientifique. Il développait une méthode pour la microscopie électronique de coupes ultrafines de tissus congelés et disséqués. Je me suis rendu compte que ce n’est pas cela que je voulais faire, et avec le consentement de la Fondation Rockefeller j’ai rejoint le département de médecine de la même université avec Eleazar Sebastián Gusman-Barron, qui dirigeait alors Hannah Rothschild, la collaboratrice de Junqueira.

Les chercheurs allaient aussi à l’étranger ?
Oui, ce fut le cas d’Hannah, le mien, et plus tard celui de Ferreira Fernandes, Ivan Mota et d’autres. Gusman-Barron m’a proposé de vérifier si la molécule de la ribonucléase pancréatique avait un groupe sulfhydrile libre comme le pensaient des chercheurs belges. Barron m’a demandé d’utiliser des inhibiteurs et de mesurer l’activité enzymatique. Je l’ai fait et j’ai publié avec lui un article pour montrer les résultats. À Chicago, j’ai aussi eu l’opportunité de connaître le remarquable biologiste et être humain Hewson Swift, du département de zoologie.

De là vous êtes allé en Californie ?
Je suis allé à l’Université de Californie à Berkeley sur l’invitation de Daniel Mazia. Je m’ennuyais à Chicago et j’ai décidé de suivre le cours de physiologie cellulaire au Marine Biological Laboratory à Woods Hole, près de Boston, durant l’été 1954. Parmi les professeurs il y avait James Watson et George Wald. Et par un concours de circonstances, il y avait là Hewson Swift et Daniel Mazia, un autre biologiste qui a formé des générations de chercheurs. Après le cours de biologie cellulaire, ceux qui le voulaient pouvaient rester jusqu’à la fin de l’été. Je suis resté. Ils m’ont cédé un espace et j’ai monté une expérience pour tenter d’étudier la synthèse de rhodopsine dans l’œil de la grenouille. Ça n’a abouti à rien, mais j’ai plu à Mazia et il m’a invité à travailler dans son laboratoire à Berkeley. La Fondation Rockefeller a donné son accord. Ça n’a duré que 4 mois, mais ça a valu la peine.

Pourquoi cette période a-t-elle été importante ?
Parce que j’ai collaboré à un projet extrêmement important. Mazia a réuni trois scientifiques de haut niveau : Walter Plaut, qui dominait les techniques d’autoradiographie de haute résolution ; David Prescott, un biologiste cellulaire excellent ; et Lester Goldstein, spécialisé dans la micromanipulation et la microchirurgie de cellules avec microscope. Ils ont réussi la première démonstration solide de l’ARN qui sort du noyau et va dans le cytoplasme. Ils avaient pour cela marqué le noyau d’amibes avec du phosphate radioactif. Le noyau marqué était transféré vers une autre amibe à laquelle on avait retiré le noyau. Le passage de l’isotope au cytoplasme était démontré par autoradiographie. Ils avaient d’abord pensé que l’isotope était associé à l’ADN. Comme je travaillais dans le laboratoire d’Hewson, je connaissais une méthode très simple pour voir si l’isotope était dans l’ADN ou l’ARN. Je leur ai démontré que le phosphate était dans l’ARN et que c’était l’ARN qui migrait vers le cytoplasme.

Vous avez publié avec eux ?
J’ai publié un article avec Plaut en 1956 sur ce qui se passait quand le noyau marqué était transplanté sur une cellule nucléee. Nous sommes devenus amis. Après que Plaut ait rejoint l’Université de Wisconsin, Madison. Il est venu au Brésil deux fois et a donné un cours à l’USP. À Wisconsin, Plaut pensait avoir rencontré une synthèse d’ADN dans le cytoplasme d’amibes et pensait qu’il était question d’ADN mitochondrial. Lors d’une visite de son laboratoire, j’ai démontré que l’incorporation d’isotope était due à la présence de bactéries symbiontes dans les amibes qu’il utilisait. Il a été convaincu et nous avons publié deux articles sur cela dans le Journal of Cell Biology. Dans une autre étude, nous avons démontré que les symbiontes se multiplient sans contrôle dans les amibes énucléées.

Ce travail a été fait aux États-Unis. Avez-vous réussi à faire quelque chose de similaire au Brésil ?
Beaucoup plus tard, de retour à São Paulo, à l’Unifesp, j’ai commencé à infecter des cellules énucléées avec plusieurs pathogènes.

Comment s’est passé votre retour au Brésil après ce premier séjour à l’étranger ?
Je suis revenu en 1955. C’est à ce moment que beaucoup d’étudiants talentueux sont venus travailler avec moi. J’ai dit que j’avais travaillé sur la ribonucléase [type d’enzyme qui catalyse la dégradation de l’ARN] au laboratoire de Gusman-Barron. Nous nous sommes demandés : est-ce qu’il y a de la ribonucléase dans le sang ? Il y en avait. Est-ce qu’il y en a dans le sérum ? Pourquoi ne pas chercher à savoir d’où vient celle du sérum ? Pour ces recherches se sont joints à nous Sergio Dohi, Thomas Maack, Brentani, Nelson Fausto. Des expériences avec le retrait de reins de différentes espèces d’animaux ont suggéré que le rein filtrait la ribonucléase. En coopération avec des collègues du département de néphrologie, nous avons démontré que l’activité de la ribonucléase sérique était aussi élevée chez les patients souffrant d’insuffisance rénale. Le rein filtre et dégrade l’enzyme. Dans une expérimentation classique suggérée par le néphrologue Israel Nussenzweig de l’USP, l’urine des uretères du chien était déviée vers le système veineux. Dans ce cas, le chien développait une urémie, mais la ribonucléase sérique ne montait pas.

Qui vous a invité à rejoindre l’Université de Brasília (UnB) en 1964 ?
Intéressé par le fantastique projet de l’UnB, j’ai posé ma candidature et écrit au professeur Maurício Oscar da Rocha e Silva, qui était alors responsable de la biologie. Je suis allé deux fois à Brasília pour des réunions avec Antonio Cordeiro et d’autres. Le 1er avril 1964, j’ai été nommé professeur à Brasília. Je n’y suis pas allé.

Vous avez été nommé mais vous n’y êtes pas allé.
Si j’y allais, je ne pourrais pas quitter le Brésil et serais jeté en prison. Je faisais très peu de politique, mais plusieurs de mes étudiants étaient trotskistes, d’autres communistes, et j’étais accusé d’être leur mentor. Mais je n’ai jamais fait partie du Parti Communiste. Je n’aime pas le pouvoir aux mains d’un petit nombre ni les partis politiques, je suis anarchiste.

Soudain vous vous êtes retrouvé sans emploi, pas plus à l’USP qu’à l’UnB.
Oui. Je n’ai pas été atteint par l’AI-5 [NT : Ato Institucional nº5, le cinquième d’une série de décrets promulgués par la dictature brésilienne après le coup d’État de 1964] parce que j’ai quitté le pays. Le 1er avril, une Commission d’Enquête a été installée à l’USP et elle a commencé à enquêter sur moi. Le représentant de la répression à la faculté était le professeur Geraldo de Campos Freire, que j’ai contacté pour lui demander pourquoi il était en train d’enquêter sur moi. Il m’a répondu que ma conscience devrait le savoir. Ils ont arrêté Thomas Maack. Pendant la réunion de la SBPC [Société Brésilienne pour le Progrès de la Science] à Ribeirão Preto, des flics sont venus arrêter Luiz Hildebrando Pereira da Silva et moi-même. En bon communiste qu’il était, Hildebrando est sorti en premier, s’est livré et a été emprisonné. Mauricinho Rocha e Silva [fils de Maurício Oscar da Rocha e Silva] m’a prévenu qu’ils me cherchaient et il m’a emmené à São Paulo dans sa coccinelle. Je n’ai plus jamais revu ma Ford Willis qui était destinée à transporter hommes et bagages de São Paulo à Brasilia. Je me suis réfugié chez mon cousin José Mindlin, où des amis m’ont rendu visite, mais pas les flics.

Vous êtes resté caché pendant combien de temps ?
Une dizaine de jours. Walter Plaut, qui avait eu vent de ma situation, m’a écrit pour me dire qu’il y avait un travail pour moi à Madison. C’était une possibilité, mais je préférais aller à l’Université Rockefeller parce que j’étais intéressé par les travaux de Cohn et Hirsch sur les lysosomes [organites cellulaires].

Pourquoi n’êtes-vous pas revenu après l’amnistie ?
Parce que j’avais déjà une épouse et des enfants. En plus, quand ils ont tué Vladimir Herzog j’étais tellement en colère que j’ai remis mon passeport au consulat brésilien de New York et je me suis retrouvé sans nationalité. Je pensais que ces atrocités n’allaient jamais finir. J’ai dû demander la nationalité américaine. Vous vous souvenez de Frei Tito [Alencar de Lima], emprisonné et torturé par les militaires ? C’est moi qui ai traduit en anglais son article publié dans la revue Look en 1970. On faisait ce qu’on pouvait pour aider. Quand je suis revenu, le président était Fernando Henrique Cardoso et il m’a rendu ma citoyenneté brésilienne. Et José Goldemberg, qui était alors recteur de l’USP, a validé mon droit à la retraite. Et aujourd’hui je suis professeur émérite. C’est beau, non ?

On a enquêté sur vous ?
Oui, mais je n’étais pas au Brésil. On m’a jugé trois fois, mais j’ai été innocenté à chaque fois. Cela a été fait par un comité d’enquête de la police militaire, à mon insu. Mon avocat était Mário Simas, qui a aidé beaucoup de gens de gauche. L’ironie, c’est que je dois ma carrière à l’étranger aux militaires. J’ai passé 16 ans aux États-Unis, 15 en France et je suis revenu il y a 17 ans.

Pourquoi êtes-vous allé en France ?
Entre 1980 et 1981 j’ai pris une année sabbatique pour aller à l’Unité de Parasitologie Expérimentale de l’Institut Pasteur, pour étudier la leishmaniose avec Jean-Pierre Dedet dans le laboratoire dirigé par Luiz Hildebrando. Je suis rentré à New York et j’ai commencé des projets sur les vacuoles parasitophores de macrophages infectés. En 1984 s’est présentée l’opportunité de travailler au Centre National de la Recherche Scientifique, installé dans l’Institut Pasteur. Je ne pouvais pas refuser.

Votre seconde épouse était américaine ?
Odile Levra était Suisse, mais elle vivait à New York. J’ai eu deux filles américaines. Miriam, la plus âgée, vit à Paris, et avec Serge elle a eu ma seule petite-fille, Eleonor, de 4 ans, le petit, grand amour de ma vie. Caroline, ma fille cadette, vit à New York. Elle est diplômée en cinéma et écrivain potentielle.

Pourquoi êtes-vous reparti à New York après Paris ?
Pendant ma première période à la Rockefeller, des amitiés de longue date se sont forgées. Un de mes amis était Jim Hirsch, qui travaillait sur la tuberculose et ensuite les neutrophiles, les macrophages, la chimiotaxie et la phagocytose. Jim est décédé en 1987. Zanvil Cohn était passionné par les macrophages et ses multiples fonctions. Quand il a su que j’allais prendre ma retraite à Pasteur en 1994, il m’a écrit pour m’inviter à passer un an à la Rockefeller. Malheureusement, Cohn est mort subitement. Mais son successeur, Ralph Steinman, a tenu à maintenir l’invitation. C’est comme ça que j’ai passé un an de plus à la Rockefeller avant de revenir au Brésil. Cette année-là, j’ai travaillé dans le laboratoire de Gilla Kaplan ; j’ai coinfecté des cellules avec la Coxiella burnetii phase II et le Mycobacterium tuberculosis. Malheureusement, Ralph est aussi décédé. Sa place a été reprise par le brésilien Michel Nussenzweig [fils de Ruth et Victor], qui a été mon étudiant au cours de médecine de l’Université de New York.

En plus de ces bactéries, vous avez aussi étudié la leishmaniose ?
Oui. Dans le cas de la leishmaniose, il y a des espèces qui habitent de grandes vacuoles [vésicules] similaires à des phagolysosomes. D’autres occupent des vacuoles avec peu d’espace libre. Quand je travaillais à l’Institut Pasteur, j’ai su que la bactérie Coxiella burnetii, agent de la fièvre Q humaine ou animale, occupe aussi de grandes vacuoles aux caractéristiques de lysosomes [autre type de vacuole] similaires à celles de la leishmaniose. J’ai comparé les capacités de fusion des vacuoles de Leishmania et de Coxiella avec de petit phagolysosomes contenant des particules inertes. J’ai écrit un article avec Denise Mattei et Patrícia Veras, de l’état de Bahia, qui faisait son postdoctorat avec moi. Un jour, j’ai eu une idée pendant que je prenais un bain. Il y a au laboratoire deux pathogènes qui vivent dans des lysosomes. Qu’est-ce qui se passerait si une même cellule était infectée par les deux ? Ils seraient dans des compartiments séparés ou partageraient les mêmes vacuoles ? J’ai fait le test. Le même jour, des cellules infectées par Coxiella ont aussi été infectées par Leishmania amazonensis. Le jour suivant, plusieurs Leishmania se trouvaient dans les vacuoles des Coxiella. En plus, les Leishmania se divisaient dans les vacuoles empruntées et se transformaient réversiblement en promastigotes flagellés. Mais l’expérimentation inverse ne fonctionne pas. Si vous infectez d’abord les cellules avec la Leishmania, que vous attendez un jour et réinfectez avec la Coxiella, les deux organismes restent chacun dans leur vacuole. Cela s’est passé en 1995 et représente la création de ce que j’ai appelé la construction de vacuoles chimériques, qui n’existent que dans notre imagination. L’expérimentation a ensuite été répétée par Patrícia Veras avec le Trypanosoma cruzi. Dans ce cas, les trypanosomes nageaient et circulaient à la périphérie des vacuoles de Coxiella comme s’ils cherchaient une sortie. Nous avons fait quelques vidéos magnifiques, qui ont touché certains biologistes. Plus tard, j’ai démontré que des microbactéries dans des vacuoles serrées peuvent aussi pénétrer de cette manière dans les vacuoles occupées par la Coxiella. Cependant, ce modèle n’a pas encore été suffisamment étudié.

Comment êtes-vous revenu au Brésil et pourquoi l’Unifesp ?
J’avais des confrères et amis à l’École Paulista de Médecine de l’Unifesp ; ils me connaissaient bien et m’ont invité à venir travailler avec eux. Je n’ai pas regretté.

Vous y exercez encore ?
Je suis retraité de l’USP et professeur collaborateur de l’Unifesp. Je ne reçois pas de salaire de l’Unifesp, mais j’y ai un laboratoire et un petit bureau que j’utilise encore. Je participe à des séminaires et à des réunions dans deux disciplines, et j’oriente quelques étudiants et autres, quand je suis sollicité. De temps en temps, je suis invité à donner des séminaires sur l’histoire, la sociologie et la politique de la science, par exemple.

Nous aimerions conclure cet entretien en reprenant le thème abordé au début : Quelle est la meilleure manière de former des scientifiques ?
Mon expérience et celles d’autres m’ont montré qu’il n’est pas nécessaire d’être un grand scientifique pour encourager les étudiants à faire de la science. Les meilleurs éducateurs et formateurs de scientifiques transmettent leur enthousiasme par la science et mettent l’accent sur l’importance de la curiosité et du besoin de ‘jouer’ avec les idées. Il y a une différence entre l’initiation scientifique et le développement du scientifique devenu professionnel. Je ne pense pas avoir fait une grande science. Ce qui a été vraiment important, c’est que j’ai appartenu à une communauté qui voulait apprendre ensemble.

Si l’on regarde votre trajectoire, vous semblez avoir aussi fait une bonne science.
J’en ai bien fait un peu, mais pas au début. Toutefois, la plus grande récompense est de contribuer à former quelqu’un qui s’avère être un plus grand scientifique que vous.

Republier