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Artur Ávila

Artur Ávila: L’homme qui calcule

Entrevista_Avila_corrLEONARDO PESSANHAPublié en septembre 2014

Spécialiste en systèmes dynamiques, dont l’objectif est de développer une théorie capable de prévoir l’évolution à long terme de phénomènes naturels et humains, Artur Ávila a reçu le 13 août dernier la médaille Fields, le plus grand prix international de mathématiques. Né à Rio de Janeiro il y a 35 ans, il est le premier Brésilien et Sud-américain à recevoir cette distinction attribuée tous les quatre ans par l’Union Internationale de Mathématiques (IMU, en anglais) à des chercheurs de moins de quarante ans. En plus du Brésilien qui travaille à l’Institut National des Mathématiques Pures et Appliquées (Impa) de Rio de Janeiro et est directeur de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) de Paris, trois autres chercheurs ont également été récompensés: l’Autrichien Martin Hairer, le Canadien Manjul Bhargava et l’Iranienne Maryam Mirzakhani – première femme à gagner le prix. Sur ces quatre vainqueurs qui ont reçu avec la médaille une prime de 10 000 euros, Ávila était le plus jeune. Dans une interview accordée à Rio de Janeiro après s’être rendu au 27e Congrès International de Mathématiques de Séoul pour y recevoir son prix, Ávila a déclaré: « Pour les autres candidats, c’était l’ultime chance de gagner la médaille à cause de la limite d’âge. En raison des circonstances du moment, je pensais que j’avais peu de chances d’être reconnu cette année ».

L’excellence de ce Brésilien qui possède aussi la nationalité française depuis l’an dernier s’est manifestée de bonne heure. Fils unique de parents séparés (avec une demi-sœur du côté de son père), il est issu de la classe moyenne et a fréquenté de bonnes écoles. En 1995, il remporte du haut de ses 16 ans la médaille d’or des Olympiades Internationales de Mathématiques. Deux ans plus tard, encore lycéen du traditionnel Colégio Santo Agostinho et sans avoir mis les pieds à l’université, il termine son master à l’Institut National des Mathématiques Pures et Appliquées (Impa). En 2001, il est âgé de 21 ans, obtient son doctorat à l’Impa et en prime le 2e cycle [graduação] à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ). Pour Welington Celso de Melo, son ancien directeur de thèse, un « étudiant intelligent aime généralement s’afficher et poser des questions. […] Artur était différent. Il parlait peu, mais quand il posait des questions il était impossible de lui répondre sur-le-champ. J’avais besoin de rentrer chez moi pour penser à la réponse ».

Marié à une chercheuse en économie et sans enfants, Ávila vit entre Paris et Rio de Janeiro, les deux villes qui lui permettent de faire ce qu’il aime le plus: résoudre de grands problèmes mathématiques. On lui doit des solutions pour les opérateurs de Schrödinger, des outils mathématiques qui aident à décrire l’évolution au cours du temps de vecteurs d’états dans des systèmes quantiques, et plus d’une cinquantaine d’articles publiés. Même avant de gagner la médaille Fields, Ávila jouissait déjà d’un énorme prestige dans l’univers des mathématiques. Sa manière de faire de la recherche est particulière. Il lit peu, ne donne pas de cours et peut travailler à la maison ou dans son bureau – voire au bord de la plage, quand il est à Rio de Janeiro. Il préfère cerner un nouveau thème en établissant des partenariats avec des collaborateurs qui sont spécialistes dans le domaine: « Vous discutez et la personne vous dit exactement quel chemin suivre pour résoudre un problème donné. Il n’est pas nécessaire de passer par une longue lecture de toute la bibliographie existante autour d’un problème » . Récalcitrant aux interviews, Ávila dit ne pas être fait pour parler des mathématiques au grand public; pourtant, il va avoir du mal à échapper à cette demande après avoir reçu le plus grand prix international déjà attribué à un chercheur brésilien.

Est-il vrai qu’à la différence du Nobel les gagnants de la médaille Fields savent à l’avance qu’ils ont été choisis pour recevoir le prix?
On le sait avant l’annonce. Je l’ai su 5 mois avant et j’ai du garder le secret. C’est beaucoup de temps, mais j’ai fait l’effort de ne rien dire.

Votre nom avait déjà été cité pour concourir à la médaille il y a 4 ans. Vous vous attendiez à la recevoir maintenant?
Je ne pensais pas gagner cette fois à cause d’une autre candidature importante dans un domaine proche du mien et parce que j’étais plus jeune que tous les autres candidats. J’avais encore une chance de pouvoir gagner la médaille en 2018. Pour les autres, c’était la dernière chance à cause de la limite d’âge de 40 ans. En fonction des circonstances du moment, je pensais avoir peu de chances d’être reconnu cette année.

Âge:
35 ans
Spécialité:
Systèmes dynamiques
Formation:
Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ) et Institut National de Mathématiques Pures et Appliquées (Impa)
Institution:
INSTITUTION
Impa et Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), Paris

Qui était l’autre candidat en question?
L’Iranienne Maryam Mirzakhani, qui a aussi remporté le prix. Ça a été exceptionnel, ils ont donné la médaille aux deux. Nous travaillons dans des domaines voisins et donc c’était peu probable que les deux gagnent cette année. Pour cette raison et parce que pour elle c’était sa dernière chance, je ne pensais pas faire partie des vainqueurs.

Vous avez déjà travaillé avec Maryam Mirzakhani?
Ensemble, non. Mais j’ai travaillé avec des personnes qui ont mené des recherches avec elle. Elle a déjà utilisé des résultats de mes travaux et moi des résultats des siens. Elle travaille dans un domaine qui a des intérêts communs et se recoupe avec le mien. Donc nous aurions pu travailler ensemble. Nous avons certainement travaillé dans la même direction avec des coauteurs communs. Mais nous ne nous sommes jamais rencontrés.

Les organisateurs du prix évitent normalement de donner la médaille à des mathématiciens de domaines très proches?
Il n’existe pas de règles. S’il y a par exemple un candidat qui peut attendre pour l’édition suivante du prix, il est possible que soit privilégiée la diversité des domaines. Je pensais que c’est ce qui allait se passer. J’aurais sûrement aussi pu être candidat en 2018. Il n’y avait pas d’urgence par rapport à mon nom.

En 2018, le Congrès International de Mathématiques aura lieu à Rio de Janeiro. Vous pensez que le choix du Brésil pour abriter l’événement a joué un rôle sur votre candidature?
La décision concernant la réalisation du congrès est séparée de la décision du comité de remise des prix. Ce sont des questions très différentes. La réalisation de l’événement implique des questions de développement mathématique mais aussi d’organisation. Le fait que le Brésil ait montré qu’il était capable d’organiser de grands événements a joué en faveur de sa candidature. Beaucoup de pays qui ont abrité l’événement n’ont jamais gagné la médaille, comme la Corée du Sud, l’Inde et l’Espagne. La médaille est la reconnaissance d’un travail mathématique, une question purement scientifique. C’est la première fois qu’un lauréat a suivi des études jusqu’au doctorat dans un pays qui, à la différence du comme le Japon, de certains pays européens, des États-Unis ou d’Israël, n’est pas un pays développé. J’ai suivi toute ma scolarité au Brésil et cela n’a pas été un obstacle. La qualité du doctorat que j’ai obtenu à l’Impa n’a rien à envier à ce que j’aurai pu faire à l’étranger. C’est une démonstration claire de la qualité de ce qui peut être fait ici au Brésil. Évidemment, c’est un travail de longue durée de l’Impa, qui offre un enseignement et une recherche de qualité depuis plusieurs décennies.

Quelle image aviez-vous de vous à 21 ans, alors que vous terminiez le doctorat? Vous vous considériez comme un chercheur hors du commun parce que précoce?
J’étais plus jeune qu’un chercheur normalement inscrit en doctorat. Mais je comprenais que je pouvais faire un doctorat en étant jeune sans pour autant devenir un grand chercheur. Vous pouvez être un étudiant en mathématiques brillant, avoir de très bonnes notes mais ne pas être capable de faire de la recherche. Et même si dans ce contexte vous avez la capacité de faire une recherche de doctorat, vous pouvez avoir du mal à donner suite à votre carrière. Il existe plusieurs moments où il n’est pas possible de donner suite au travail présenté. Il peut arriver aussi que vous n’ayez aucune capacité remarquable au début de votre carrière mais que cela se déclenche à un certain moment. C’est ce que je pensais, et mes objectifs étaient très basiques. À l’époque du doctorat, mon objectif était de mener un travail de recherche pour obtenir les choses basiques: tracer les voies normales d’un chercheur professionnel sans but trop élevé à atteindre. Mes ambitions étaient très raisonnables parce que je savais que je n’étais pas à l’abri de difficultés.

Vous êtes entré très tôt à l’Impa. Comment cela s’est-il passé?
Parfois, l’Impa accepte des étudiants plus jeunes, qui sont encore au lycée. Ils le font quand ils pensent que le lycéen est capable de suivre le cours. Je savais cela et j’ai eu envie de tenter ma chance. Ce désir s’est réalisé après l’Olympiade Internationale de Mathématiques de 1995, où j’ai gagné la médaille d’or. L’Impa m’a proposé de suivre un des cours du niveau 1 juste avant de débuter le master. Et si tout se passait bien, je pourrais m’inscrire en master. C’est donc ce que j’ai fait pendant que j’étais au lycée. J’ai commencé au niveau du master et après un certain temps j’ai continué en doctorat d’une manière assez simple, en suivant les cours de l’Impa. À un certain moment, j’ai commencé à discuter avec les chercheurs, avec Welington [Celso de Melo], et c’est comme ça que j’ai rejoint le domaine des systèmes dynamiques.

Pourquoi vous-êtes vous intéressé aux mathématiques et non pas à d’autres sciences?
Je ne sais pas. J’ai toujours aimé les mathématiques, même avant de savoir quelle était la différence entre les choses. Depuis l’âge de 5 ans, sans aucune raison particulière. J’aimais aussi d’autres domaines que je croyais être de la science. Mais en mathématiques, il est possible d’avancer par soi-même plus vite et j’ai eu ce contact avec les Olympiades de mathématiques, qui m’ont encouragé et qui ont aussi servi de tremplin pour entrer à l’Impa.

Comment est apparu votre intérêt pour le domaine des systèmes dynamiques?
En tant que chercheur, j’ai certaines caractéristiques qui s’adaptent bien à la recherche sur les systèmes dynamiques et qui s’adapteraient aussi à d’autres domaines. Je suis un analyste. Je travaille avec des analyses, des statistiques, la géométrie. Dans le cas présent, j’ai plus été exposé au domaine des systèmes dynamiques en fonction de ma présence à l’Impa et du contact direct avec Welington. C’est pour ça que j’ai poursuivi dans les systèmes dynamiques, où ces caractéristiques sont très importantes. Vous pouvez étudier ce thème en utilisant ces techniques ou d’autres manières. C’est quelque chose qui me convient bien, mais le choix des systèmes dynamiques est dû à la circonstance historique de ma présence à l’Impa.

Comment expliqueriez-vous le domaine des systèmes dynamiques à un profane?
D’une manière générale, c’est l’étude de thèmes qui évoluent avec le temps, selon une règle qui décrit la transition entre un moment et le suivant, entre le moment actuel et le moment de demain, par exemple. Cette règle peut être très simple. Mais à très long terme, des comportements très compliqués apparaissent. L’étude de ce comportement chaotique qui survient à long terme est une des préoccupations principales du champ des processus dynamiques. [Les résultats et les méthodes issus du domaine des systèmes dynamiques sont utilisés pour expliquer des phénomènes complexes de domaines tels que la chimie (réactions, processus industriels), la physique (turbulence, transition de phase, etc.), la biologie (compétition d’espèces, neurobiologie) et l’économie (modèles de croissance, comportement du marché financier)].

Les personnes ont tendance à associer superficiellement le chaos à la désorganisation, mais il y a des règles dans le chaos, n’est-ce pas?
Nous réussissons à mieux décrire les systèmes chaotiques de bonne qualité, qui présentent certaines caractéristiques. Ils sont sensibles aux conditions initiales et des petites modifications provoquent en eux de grands effets. D’un côté, on a l’impression d’être empêché de dire quelque chose d’utile sur le système, qui détruit la possibilité de faire des prévisions. Mais d’un autre côté, cela introduit de nouvelles règles qui sont suivies par le système, de nouvelles lois qui peuvent être utilisées par le système. Des lois qui cessent d’être déterministes et acquièrent un caractère statistique et de probabilité. Il faut alors poser des questions et tenter de donner des réponses en termes de probabilités et de comportements du système au lieu de se ranger derrière une certitude absolue. Nous essayons de modeler le système de manière stochastique [par le biais d’une description probabilistique des processus]. Nous essayons de traiter le système de la façon dont il peut être traité.

Peut-on penser au soleil et à ses planètes comme exemple de système dynamique chaotique?
Dans le système planétaire, il est difficile de décrire l’émergence du chaos. C’est encore très complexe et pas très bien compris. Mais il est un événement où apparaissent des phénomènes chaotiques: l’interaction de fonctions du second degré [polynômes du second degré], que tout enfant apprend à l’école. Après beaucoup de temps, quel est l’effet de l’application successive de la même loi du second degré? Elle peut présenter l’émergence du chaos. C’est un exemple très simple de ce qui se produit.

Certaines personnes disent que vous êtes d’abord quelqu’un qui résout des problèmes, peut-être même plus qu’un ‘formulateur’ de théories. Vous êtes d’accord?
Très souvent dans mon travail, j’ai cherché des problèmes connus et reconnus comme difficiles, et j’ai tenté de les résoudre. Comme j’ai fait cela plusieurs fois, c’est sûrement vrai que j’ai résolu beaucoup de problèmes. Mais dans une moindre mesure j’ai aussi travaillé à la construction et au développement de ces théories qui demandent aussi bien la résolution que la formulation du problème. J’ai résolu un problème au début de mon travail sur les opérateurs de Schrödinger, mais après j’ai aussi construit une théorie et j’ai résolu des problèmes en lien avec cette théorie. Mais il est vrai que la partie la plus visible de mon travail, c’est la résolution d’une grande quantité de problèmes de plusieurs domaines distincts des systèmes dynamiques.

Votre directeur de thèse, le professeur Welington Celso de Melo, a dit que vous étiez toujours sélectif dans le choix de vos objets de travail et que vous vous êtes concentré sur les grands problèmes des mathématiques en faisant en sorte de laisser de côté les sujets de moindre importance. C’est votre stratégie?
Je travaille sur des sujets qui m’intéressent, sur des problèmes qui m’intéressent tout particulièrement. Souvent, les problèmes considérés difficiles sont fondamentaux parce qu’ils sont d’un grand intérêt. Et autour de ces problèmes se développent des théories. En général, le mathématicien est attiré par la richesse de la théorie autour de ces objets. Travailler avec ces problèmes permet d’explorer des choses plus plaisantes. Mais je ne rejette pas un problème parce que d’autres personnes ne le considèrent pas important. J’ai aussi travaillé avec des questions dont je savais qu’elles n’auraient pas une répercussion monumentale. Ces problèmes, quand ils sont plus simples, je les résous plus vite. Je ne passe pas tout mon temps à travailler sur ces problèmes parce qu’ils sont résolus plus rapidement. Ils sont plus simples.

Vous avez réalisé plusieurs travaux en collaboration. Vous aimez travailler en équipe?
J’aime surtout quand c’est pour apprendre. Je n’ai pas l’habitude de lire.

Cérémonie de remise de la médaille de Fields pendant le Congrès International de Mathématiques à Séoul

Leonardo PessanhaCérémonie de remise de la médaille de Fields pendant le Congrès International de Mathématiques à SéoulLeonardo Pessanha

Comment cela?
Je lis des livres de mathématiques et des articles, je lis très peu.

Mais comment peut-on faire de la recherche ainsi?
En mathématiques, il est possible d’avancer sans avoir une connaissance plus profonde de la littérature. Il est plus important d’avoir une compréhension très précise des choses fondamentales. Et ces choses je les retiens plus facilement en discutant avec d’autres chercheurs. D’où l’importance de la collaboration. Vous discutez et votre interlocuteur vous dit exactement quel chemin suivre pour résoudre un problème donné. Il n’est pas forcément nécessaire de lire toute la bibliographie autour d’un problème.

C’est une caractéristique personnelle ou beaucoup de mathématiciens travaillent de cette manière?
Ce n’est pas une caractéristique totalement unique. Les mathématiciens travaillent de différentes manières. Certains aiment beaucoup lire. Ce n’est pas mon cas. Je connais pas mal de choses parce que j’ai déjà résolu beaucoup de problèmes. Très souvent, je commence à travailler dans un domaine en faisant des recherches avant même d’étudier ce domaine. Avant d’étudier, j’essaie de résoudre un problème. Mais c’est très difficile de partir de zéro, sans rien savoir. Alors je mets en place une collaboration et avant même d’apprendre en profondeur le sujet, j’ai déjà résolu un problème qui me motive davantage. J’ai changé plusieurs fois de domaine et j’ai rapidement résolu un problème important, et c’est seulement après que j’ai mieux compris ce que disait la théorie sur le problème. Ça concerne un peu la caractéristique technique de la personne ainsi que l’intuition. Pour moi, ça fonctionne comme ça.

Comment l’intuition aide-t-elle le mathématicien?
Les parties les plus difficiles d’un travail mathématique sont celles qui concernent la créativité, qui l’amènent à faire une découverte qui est en dehors, évidemment, des règles de base. Tout grand mathématicien possède des habiletés techniques formidables et réussit à emprunter des chemins connus sans grandes difficultés. C’est certainement mon cas. Ce qui bloque le travail, c’est de sortir des voies connues, de découvrir quelque chose et d’essayer d’identifier comment aborder le problème. Devant l’inconnu, il n’existe pas par définition de règles pour choisir son approche. C’est l’intuition qui tente d’indiquer comment aborder le problème. Cela exige un peu d’expérience, qui aide beaucoup à développer l’intuition sur une question. Vous allez dans une direction parce que vous espérez que ça va marcher, mais il est encore trop tôt pour formaliser mathématiquement.

Pourquoi avez-vous pris la nationalité française?
Après avoir terminé mon doctorat au Brésil, je suis allé en France en 2001. Mes premiers emplois ont été en France et j’y suis resté 5 ans avant de repartir au Brésil. Puis je suis resté 3 ans au Brésil et ensuite j’ai partagé mon temps entre les deux pays. Le temps passé en France a complété ma formation de mathématicien et élargi mes domaines de recherche. À la fin de mon doctorat, j’étais déjà capable de faire de la recherche de haut niveau. Mes résultats étaient reconnus mais j’avais une vision restreinte du domaine et de sa place dans l’ensemble des mathématiques. À Paris, j’ai eu des contacts avec la plus grande communauté de mathématiciens du monde et une activité incomparable. Cela m’a obligé à sortir de mon domaine de l’époque, la dynamique unidimensionnelle, et à rechercher d’autres choses pour pouvoir interagir avec ces personnes qui n’avaient pas forcément les mêmes intérêts que moi. Dans cette quête où il y avait tellement de gens bons, tellement de possibilités de co-auteurs, j’ai travaillé dans d’autres domaines et mon travail y a été très reconnu. Le mathématicien que je suis aujourd’hui a accumulé beaucoup de choses de France et du Brésil. Donc je pensais qu’il était normal de me considérer comme un mathématicien franco-brésilien. Si je suis un mathématicien franco-brésilien, il était logique que j’ai la nationalité française, ce qui en plus m’apporte des avantages pratiques pour la vie là-bas.

Comment organisez-vous votre travail entre Paris et Rio?
Je vais et je viens. Ce ne sont pas 6 mois complets ici ou là bas, mais plus entrecoupés. Je reste quelques mois ici, d’autres là-bas. J’essaie de fuir l’hiver de Paris, mais parfois il peut y avoir des exceptions. Les détails des voyages sont décidés au dernier moment, conformément aux circonstances, au choix et aux spécificités. Je suis très flexible, je travaille seulement avec la recherche et je ne donne pas de cours. C’est ma caractéristique. Je préfère me consacrer à la recherche et je ne me sens pas très doué pour l’enseignement. Je dirige des étudiants de doctorat, mais je ne donne pas de cours. Par conséquent, je n’ai pas de calendrier fixe à remplir, ce qui n’aurait pas été le cas si j’avais décidé d’enseigner.

Est-ce vrai que vous vous réveillez tard et que vous avez l’habitude de travailler jusque tard dans la nuit?
Je continue de me réveiller tard, vers 11 heures et parfois même vers 13 heures. Mais cela varie beaucoup. Ça dépend du jour précédent et de la situation, si elle est plus agitée ou non. Le soir je travaille avant de dormir, si je me réveille au milieu de la nuit il peut m’arriver de penser aux mathématiques. Mais j’essaie de travailler l’après-midi aussi. Je travaille souvent avec des collaborateurs et je ne vais pas travailler avec eux après minuit. Je travaille dans des situations diverses. Plus récemment à la plage ou en marchant au bord de la mer, par exemple. Je travaille moins la nuit.

La routine à Paris et à Rio est la même?
Pas du tout. Pour commencer, je n’ai pas de routine fixe. À Paris, je vais plus souvent au bureau. Là il n’y a pas de plage. Alors je rencontre les co-auteurs, les personnes proches et les étudiants. J’essaie d’organiser plusieurs rencontres dans la même journée, pas forcément dans mon bureau. Il y a des jours où je reste à la maison. En France, c’est plus fréquent. Au Brésil, j’ai l’habitude de proposer aux gens de me rencontrer près de chez moi. Quand je travaille tout seul, je reste beaucoup à la maison ou je vais au bord de la mer. Je ne travaille pas toujours de manière intense. Quand je ne travaille pas sur une ligne de recherche très spécifique ou quand je suis un peu perdu, sans savoir comment aborder un problème – ce qui arrive la plupart du temps –, ça n’aide pas beaucoup de travailler pendant des heures. Donc je travaille quelques heures par semaine. C’est différent de certaines situations qui ont lieu de temps en temps, quand j’ai de l’espoir, que je sais ou que j’imagine que quelque chose va se produire et donner beaucoup de travail technique, mais dirigé. Dans ces cas-là, je travaille de manière très intense, beaucoup d’heures par jour.

Le Brésil affiche de mauvais résultats au niveau de l’enseignement des mathématiques et des sciences. Vous vous considérez comme une exception?
Je crois que je suis plutôt une conséquence naturelle de l’évolution de la science et en particulier des mathématiques, qui est peut-être le domaine brésilien le plus développé sur la scène internationale. Cela est dû aux caractéristiques spécifiques des mathématiques mais aussi aux personnes qui travaillent dans ce domaine. Les mathématiques dépendent plus de ressources humaines que matérielles. Avoir des personnes qui savent ce qu’elles veulent peut suffire pour aller plus loin. Quand on dépend de beaucoup de ressources, comme des laboratoires, la volonté des personnes, aussi compétentes soient-elles, ne suffit pas. [Le prestige du Brésil est lié au fait qu’actuellement 4 représentants ayant un droit de vote à l’assemblée générale de l’IMU sont Brésiliens, un de moins que des puissances comme les États-Unis et la France. Au congrès international de Séoul, 4 mathématiciens de l’Impa ont donné des conférences].

Que pourrait-on faire dans les écoles pour éveiller de nouvelles vocations dans le domaine des mathématiques?
Personnellement, je n’ai pas eu de contact avec l’enseignement dans les écoles. J’ai fréquenté des écoles très select, je suis allé directement à l’Impa et je n’ai pas beaucoup été à l’université. J’ai officiellement été inscrit à l’université, mais j’étudiais à l’Impa. Je n’ai pas eu de contact avec cette réalité de l’enseignement dans le pays. Si je parle d’enseignement, c’est plutôt sur la façon dont je l’imagine. Je n’enseigne pas à l’université, donc je ne suis pas en contact avec le quotidien. Je préfère laisser parler les personnes qui sont plus habitués à cette réalité et qui ont plus d’idées sur le sujet. Il y a des mathématiciens de haut niveau qui sont beaucoup plus à même que moi d’en parler.

Un autre Brésilien de l’Impa, Fernando Codás, a des chances de gagner la médaille. Comment évaluez-vous cette possibilité?
Je pense que le Brésil et l’Impa produisent des mathématiciens de qualité depuis un certain temps. Je n’aime pas trop mettre la pression sur les gens. Gagner un prix n’est pas quelque chose de surnaturel. Ce qui ne pouvait pas arriver est arrivé. Et c’est arrivé dans un processus continu d’amélioration des mathématiques au Brésil. Ce n’est pas un événement unique qui ne peut pas se répéter. Mais c’est vraiment un prix rare. Ne pas le recevoir ne signifie pas une recherche de mauvaise qualité. J’aime bien rappeler aux personnes que l’Allemagne – qui a plus de 100 prix Nobel et le Brésil aucun – n’a décroché qu’une seule médaille Fields pour toute sa recherche. Ce qui montre bien que ce prix est rare. Cela ne dévalorise en rien la qualité de la recherche réalisée par les Allemands et leur contribution dans le domaine des mathématiques. On ne peut pas mesurer les choses avec ces prix, cela donnerait lieu à des distorsions immenses. L’analyse est beaucoup plus compliquée. Avec la médaille, il est facile de montrer aux gens que le Brésil a fait quelque chose au plus haut niveau international. Avant elle, le Brésil faisait déjà quelque chose mais il était difficile de le démontrer. Les gens pouvaient même dire: alors, où est la récompense? Désormais, ils ne peuvent plus dire cela. Mais ce n’est pas à ce stade que les choses doivent être mesurées, parce que ce n’est pas le centre de la question.

Vous pensez qu’à l’avenir vous serez une sorte d’ambassadeur de la science et des mathématiques brésiliennes à l’étranger?
L’Impa était déjà reconnu par les mathématiciens. Donc ce rôle n’est pas aussi fondamental. Je crois que je dois aider internement à développer un peu la communication avec des personnes qui ne sont pas mathématiciennes et qui ne savaient pas qu’il existe des mathématiques de bon niveau au Brésil.

Vous envisagez de donner des conférences dans les écoles?
Je vais sans doute faire quelque chose dans ce sens, mais l’objectif est de le faire aux côtés de personnes pour qui c’est une vocation. Je suis très limité quand il est question d’exposer les mathématiques à un public plus général. Ce n’est pas de mon ressort. J’ai déjà du mal à parler avec des étudiants de pré-doctorat en mathématiques, qui sont pourtant de mon domaine. D’un autre côté, j’ai une plus grande visibilité. Nous n’avons pas encore décidé comment concilier tout cela. Mais dans la pratique, mes limitations ne me permettent pas d’être celui qui communiquera directement avec les personnes.

Mais n’est-ce pas naturel que les personnes attendent de votre part un plus grand contact avec le public non spécialisé?
Ils peuvent le souhaiter, mais accepter ou non est mon choix. Je crois que je peux faire quelque chose de positif sans que cela se fasse de manière directe. Il existe des personnes très compétentes, qui communiquent beaucoup mieux que moi. Je n’ai pas besoin d’être la personne qui parle, je peux être à côté d’elle.

Comment se passe votre vie en dehors des mathématiques?
Au Brésil, j’essaie d’aller souvent à la salle de gym, et quand c’est possible à la plage. J’habite dans le quartier Leblon. J’aime m’y balader et faire les choses qu’aiment faire les gens du quartier, comme aller boire un jus de fruits frais au bar du coin. À Rio, je vois encore mes amis de l’époque de l’école, j’organise des rencontres avec eux. Rien qui ne sorte de la norme. Je ne fais rien de bizarre, aucun sport de haut risque, pas beaucoup de voyages qui n’aient rien à voir avec les mathématiques. À Paris, j’ai un groupe de confrères mathématiciens que je rencontre après le travail pour aller dans les bars et les choses du genre.

Paris est célèbre pour sa vie culturelle, ses musées. Vous allez beaucoup dans ces endroits?
Non.

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