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Anthropologie

Bororos sur l’écran

Des chercheurs estiment que le film de la Commission Rondon, tourné en 1916, a été le premier documentaire ethnographique

Images extraites du film Rituais e festas Bororo

Une équipe d’anthropologues du Brésil et du Royaume-Uni a réuni des éléments qui permettent de penser que Rituais e festas Bororo [Rites et fêtes bororos], filmé par le major Luiz Thomaz Reis (1879-1940) en 1916 à la demande de Cândido Mariano da Silva Rondon – plus connu sous le nom de Maréchal Rondon – serait le premier documentaire ethnographique de l’histoire, avant même l’existence de ce terme. Avant cela, c’est Nanook l’Esquimau du cinéaste nord-américain Robert Flaherty (1884-1951), tourné en 1922, qui était considéré comme le pionnier de cette tradition liée à une frontière disciplinaire entre l’anthropologie et le cinéma.

Images extraites du film Rituais e festas Bororo Luiz Thomaz Reis avec la caméra Debrie, de 35 millimètres, en 1932 : le militaire est l’auteur de plusieurs documentairesImages extraites du film Rituais e festas Bororo

Rituais e festas Bororo a été achevé et projeté pour la première fois au Brésil en 1917. Certaines de ses scènes ont été montrées lors d’un événement au Carnegie Hall de New York en 1918, à l’occasion d’un voyage de Reis. Dans les années 1990, des anthropologues français ont assisté au documentaire. Au Royaume-Uni, le travail était peu connu. Le film a seulement acquis le statut d’élément pionnier de l’ethnographie à partir d’un processus qui a permis de mesurer sa réelle importance au début des années 1990.

Patrícia Monte-Mór, anthropologue, professeure d’anthropologie de l’Université de l’état de Rio de Janeiro (UERJ) et commissaire de l’Exposition Internationale du Film Ethnographique, raconte que ce processus a débuté avec le travail de l’anthropologue français Pierre Jordan : en 1922, il a publié le livre Cinéma – Premier contact, premier regard, qui recensait les premiers enregistrements filmiques de l’histoire sur les différents continents. Et en choisissant une image du film de Reis pour la couverture, il a défendu son caractère inédit dans l’univers du documentaire ethnographique. En 1993, Rituais e festas Bororo a été montré à la première Exposition Internationale du Film Ethnographique, qui a eu lieu à Rio de Janeiro. Le film a suscité un grand intérêt de la part des anthropologues, des documentaristes et des personnes menant des recherches sur le cinéma. Pourtant, rappelle la professeure, « ce film ne circulait pas encore et appartenait aux archives du Musée brésilien de l’Indien. Lors du festival, nous avons montré une copie en VHS ».

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, l’anthropologue Fernando de Tacca, aujourd’hui professeur à l’Institut d’Arts de l’Université d’état de Campinas (IA-Unicamp), et la spécialiste en préservation et organisation d’archives documentaires Denise Portugal Lasmar, ancienne responsable du secteur audiovisuel du Musée brésilien de l’Indien, ont analysé les images de la Commission Rondon et mis l’accent sur les éléments innovants du documentaire. L’anthropologue et cinéaste français Marc Piault, de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) a publié en 2000 le livre Anthropologie et Cinéma, passage à l’image, passage par l’image (éd. Nathan), dans lequel il analyse le travail de Reis à partir de recherches menées au Brésil. Il le considère comme le premier documentaire ethnographique.

Le film dure 30 minutes et est divisé en 3 parties, qui montrent différentes activités liées au rite funéraire

L’anthropologue anglais Paul Henley, directeur du Granada Center for Visual Anthropology de l’Université de Manchester, a reçu en 2014 une bourse de recherche de la fondation privée Leverhulme Trust, située à Londres, pour une étude sur les premiers documentaires ethnographiques, et plus particulièrement du Brésil et de la France. Spécialiste des questions ethnographiques de l’Amazonie et détenteur d’une formation en cinéma, Henley a étudié la filmographie du major Thomaz Reis des archives du Musée de l’Indien, de la Cinémathèque et du Musée Historique National. Au Brésil, il a travaillé avec l’anthropologue Sylvia Caiuby Novaes, professeure d’anthropologie de la Faculté de Philosophie, Lettres et Sciences Humaines de l’Université de São Paulo (FFLCH-USP), qui étudie les Amérindiens de l’ethnie Bororo depuis plus de 30 ans et a effectué un stage de postdoctorat avec Henley en 1995. Et il a aussi travaillé avec Edgar Teodoro da Cunha, anthropologue et professeur du Département d’Anthropologie, Politique et Philosophie de l’Université d’état de São Paulo (Unesp, campus d’Araraquara), qui a réalisé son doctorat sur les Bororos et les archives visuelles avec Sylvia Novaes. Ensemble, Hensley, Novaes et Cunha ont entamé un travail d’anthropologie visuelle sur la filmographie concernant l’ethnie Bororo, et signé l’article sur le film de Reis publié en 2017 dans la revue Visual Anthropology.

Frères lumière
Le militaire Thomaz Reis a créé la Section de Cinématographie et Photographie de la Commission Rondon en 1912. En 1914, il s’est rendu en France et a acheté des caméras aux frères Auguste et Louis Lumière – les inventeurs du cinématographe. Le maréchal Rondon l’a chargé de filmer environ 350 Amérindiens Bororos qui vivaient dans un village au bord du fleuve São Lourenço, à 100 kilomètres de Cuiabá (état du Mato Grosso). La Commission Rondon était une agence du gouvernement brésilien fondée en 1907 pour établir un système de communication télégraphique entre les plus grandes villes du nord-ouest du pays. Aux expéditions organisées par Rondon participaient des botanistes, des zoologues et d’autres scientifiques, qui étudiaient la faune et la flore des régions parcourues, faisaient des recherches ethnographiques sur la culture matérielle de groupes amérindiens et procédaient à des mesures anthropométriques de ces peuples.

Archives Musée de l’Indien Reis, Cândido Rondon (centre) et une Amérindienne de l’ethnie Paresi, vers 1912Archives Musée de l’Indien

Tourné entre juillet et octobre 1916, le documentaire montre la cérémonie funéraire d’une femme. Novaes raconte : « D’ascendance Bororo, Rondon savait que les Amérindiens étaient en train de mourir à cause des épidémies et il avait pleinement conscience de l’importance du rite funéraire dans la culture de l’ethnie. Il avait déjà assisté et même participé à quelques-uns ». D’une durée de 30 minutes, le film est divisé en trois parties qui montrent différentes activités reliées au rite, parmi lesquelles : une expédition de pêche ; la simulation de la chasse d’un jaguar ; des danses avec des costumes traditionnels. L’aboutissement du film est la séquence qui montre le corps de la défunte enroulée dans une natte puis enterrée dans une sépulture peu profonde.

Dans ses études sur le film, Fernando de Tacca a analysé des journaux et des documents qui montrent que Reis a inversé les scènes du rite pour le rendre plus attractif aux yeux du public. Les rites funéraires des Bororos sont longs. Juste après la mort, le corps est placé au centre du village, dans une sépulture temporaire. La fosse est arrosée régulièrement pour accélérer la putréfaction. Après la décomposition, les os sont lavés, décorés et placés dans un grand panier funéraire. Celui-ci reste environ une semaine dans le village puis est emmené dans un lac où il restera submergé. Tout le processus peut durer d’un à trois mois. C’est pendant cette période que plusieurs rituels sont célébrés en l’honneur du mort. Reis n’a pas pu filmer certains aspects du rituel et a coupé quelques scènes ; « il a réorganisé le matériel filmé », explique Cunha. Novaes a déjà assisté à plus de 40 funérailles : « La cérémonie funéraire se déroule encore de la même manière aujourd’hui et elle est essentielle pour les Bororos parce qu’elle symbolise aussi la recréation de leur société ».

Pour la chercheuse, le film peut être qualifié de documentaire ethnographique parce qu’il a été tourné sur une période de 10 semaines, une durée qui a donné le temps au réalisateur de côtoyer la culture des Bororos et d’arriver à la retracer dans son film. En plus, le matériel est passé par des processus d’édition et de montage : « Un documentaire ethnographique est un film fait à partir d’un long vécu entre des cinéastes et des peuples autochtones, dont l’objectif est de capter le point de vue de ceux qui sont filmés. Aujourd’hui, ces travaux impliquent aussi la participation active des personnes qui sont présentées, que ce soit dans le scénario, dans la saisie d’images, de son ou d’édition ». Selon elle, le film de Reis comporte un axe narratif à la différence des films de voyage de l’époque (comme ceux de Silvino Simões Santos Silva ou Edgar Roquette-Pinto), où les réalisateurs organisaient les images conformément au développement de leurs voyages et ne se limitaient pas à filmer des événements ponctuels : « Dans Rituais e festas Bororo, Reis ne fait pas référence au voyage qui a donné naissance au film, il centre le récit sur la cérémonie funéraire ».

Archives Musée de l’Indien Un rare moment où les hommes…Archives Musée de l’Indien

Un autre aspect important qui différencie le film de Reis des films de voyage de l’époque est l’approche documentaire associée à une forme narrative déjà bien développée. Comme l’explique Cunha, « le film met l’accent sur une description visuelle de la culture bororo pour viser un public plus large, ce qui permet de l’affilier à une tradition qui a ensuite été nommée film ethnographique ». Pour Henley, une autre différence réside dans le fait que les films de voyage produits à la même période n’avaient pas d’autonomie narrative des images. Par conséquent, il était très fréquent qu’au moment de la projection une personne reste à côté de l’écran pour contextualiser les images qui passaient comme des diapositives : « Reis, par contre, a procédé à un traitement interne du récit, par le biais de l’inclusion de légendes pour expliquer ou relier des situations ».

Henley explique que dans le monde anglophone le terme « documentaire » s’est consolidé au début des années 1930 pour désigner les travaux de Robert Flaherty produits dans les années 1920, avec en particulier Nanook l’esquimau et Moana. « Ces films comprennent la dramatisation d’événements, l’invention de situations et des interférences constantes du réalisateur. En fonction de cela, ils ne seraient plus acceptés en tant que documentaires aujourd’hui ». À l’exception de quelques scènes ponctuelles, où les Amérindiens sont sollicités pour apparaître de profil, la cinématographie de Reis est, en termes contemporains, observationnelle : la caméra accompagne seulement les actions, sans interférence apparente du réalisateur.

Sylvia Novaes pense que Reis avait conscience du potentiel esthétique de son film. Un exemple est la scène d’ouverture, qui filme au milieu d’arbustes des hommes en train de pêcher plutôt que de les montrer directement en premier plan. Pour les chercheurs, ce choix augmente l’envie du spectateur de savoir ce que les Amérindiens faisaient dans cette situation. Une autre scène peu usuelle dans les documentaires de l’époque apparaît quand le réalisateur place la caméra bien en face des Amérindiens qui dansent, permettant ainsi au spectateur d’observer les détails de la décoration des corps et d’avoir une vision intime de ce qui se passe pendant le rituel.

Le documentaire doit être pensé à la lumière du conflit entre la Commission Rondon et les missionnaires salésiens

D’après les chercheurs, d’autres films de l’époque, produits dans un contexte ethnographique (à l’exemple des travaux pionniers des anthropologues britanniques Alfred Haddon et Baldwin Spencer et de l’Autrichien Rudolf Pöch) sont faits à partir de prises uniques, sans axes narratifs entre les scènes et selon une vision littérale et chronologique des faits. Sylvia Novaes trouve surprenant que « seulement 20 ans après la première exhibition du cinéma par les frères Lumière en 1885, Reis ait produit un film dans un langage cinématographique complexe ». Patrícia Monte-Mór rappelle que Reis a introduit des aspects de la vie de la communauté amérindienne dans le film, fait des panoramiques de la région et présenté des rituels qui précèdent le rite funéraire, en plus des funérailles elles-mêmes : « Les films ethnographiques précédents enregistraient une danse ou un Amérindien en train de faire une céramique sans aucune intention narrative ».

De l’avis d’Eduardo Victorio Morettin, professeur d’histoire de l’audiovisuel à l’École de Communication et d’Arts de l’USP, les travaux tels que ceux de Reis ont eu une portée réduite, au contraire des films de Flaherty qui circulaient beaucoup plus et atteignaient le grand public : « Sur les films faits au Brésil de la fin du XIXe siècle au début des années 1930, moins de 10 % ont survécu ». Pour lui, le statut de premier documentaire ethnographique de Rituais e festas Bororo doit être envisagé comme une possibilité et pas forcément comme une affirmation : « Vu le petit nombre de films brésiliens restants, situer une œuvre ou une autre comme la première du genre est toujours risqué parce que nous n’avons pas pleinement connaissance de la production qui circulait à l’époque ».

Le documentariste Aurélio Michiles est l’auteur d’un film sur la trajectoire de Silvino Santos (1886-1970), un des pionniers dans l’univers des documentaires et auteur du film No paiz das Amazonas (1922). Il estime que les travaux de Flaherty ne sont pas ethnographiques car ils recréent l’atmosphère d’une culture plutôt que de la montrer par le biais d’une observation : « D’un autre côté, nous pouvons affirmer aujourd’hui que n’importe quel film (fiction ou documentaire), quand il est conservé dans une cinémathèque, devient une source de références anthropologiques et ethnographiques ». Pour lui, les films de Flaherty doivent être pensés comme des documentaires parce qu’ils offrent aux spectateurs une vision de cet univers culturel, même si l’on considère les interventions du réalisateur sur la réalité qu’il avait l’intention de montrer : « Tout documentariste intervient sur la réalité. Les personnes filmées ne sont jamais les mêmes devant une caméra ». Michiles explique aussi que la filmographie de Reis a été préservée au contraire des travaux d’autres cinéastes comme Silvino Santos, ce qui favorise les recherches sur l’importance de son parcours filmique. Les autres films réalisés par Reis sont : Os sertões de Matto-Grosso (1912) ; Ronuro, selvas do Xingu (1924) ; Viagem ao Roraima (1927) ; Parimã, fronteiras do Brasil (1927) ; Os Carajás (1932) ; Ao redor do Brasil – Aspectos do interior e das fronteiras brasileiras (1932) et Inspetoria de fronteiras (1938).

Archives Musée de l’Indien …et les femmes ont été dirigés dans Rituais e festas BororoArchives Musée de l’Indien

Conflit avec les salésiens
En raison de sa singularité filmique et narrative, Cunha explique que le film doit être pensé à la lumière de la situation conflictuelle vécue entre la Commission Rondon et les missionnaires salésiens : « Des journaux du début du XXe siècle contiennent des articles de Rondon qui critiquent les missionnaires. Il y avait une dispute pour l’opinion publique par rapport à ce que l’État devait faire pour les Indiens ». Le documentaire de Reis met en évidence la culture traditionnelle des Bororos afin de les montrer comme des Amérindiens non domestiqués et purs dans leur authenticité sauvage. Or, ces éléments contrariaient les préceptes salésiens, qui cherchaient à effacer les manifestations de la culture amérindienne en incorporant les autochtones dans un projet de nation métisse, travailleuse et chrétienne.

Chiara Evangelista, historienne de l’anthropologie latino-américaine de l’Università degli Studi di Genova (Italie) et spécialiste en histoire Bororo (en particulier les liens entre les Amérindiens, la Commission Rondon et les Salésiens), raconte que le projet de Rondon et celui de la congrégation avaient le même objectif : protéger les Amérindiens et faire en sorte qu’ils deviennent des citoyens brésiliens. « Et pourtant, les projets étaient totalement opposés ». Rondon se basait sur la pensée positiviste, très diffusée parmi les militaires de l’époque, qui proposait la création d’une fédération libre d’états indépendants divisés en deux catégories : les Occidentaux, dérivés de l’union des éléments européen, africain et américain ; et lesdits Américano-brésiliens, constitués par les ethnies tribales.

« Dans les écrits de Rondon et des principaux personnages de son projet, l’affirmation qui revient sans cesse, c’est le devoir de protéger et non pas de diriger les groupes tribaux », observe Evangelista. Pour les pères salésiens, l’acquisition de la citoyenneté brésilienne passait par l’abandon complet de la culture Bororo, par leur « civilisation », par la conversion au catholicisme (ce que rejetait Rondon) et par l’insertion dans le monde des Blancs comme travailleur salarié. Et l’historienne de conclure : « Les relations entre Rondon et les Salésiens se sont maintenues dans un climat de ‘paix armée’ et les visites des militaires aux missions ressemblaient plus à une inspection qu’à autre chose ».

Article scientifique
CAIUBY NOVAES, S., CUNHA, E. T., HENLEY, P. « The first ethnographic documentary ? Luiz Thomaz Reis, the Rondon Commission and the making of Rituais e festas Borôro (1917) », Visual Anthropology. v. 30, n. 2, pp. 1-43, 2017.

Livres
TACCA, Fernando de. A imagética da Comissão Rondon. São Paulo, Papirus, 2001.
LASMAR, D. P. O acervo imagético da Comissão Rondon no Museu do índio : 1890-1938. Rio de Janeiro, Museu do Índio, 2008.

Film
Rituais e festas Bororo: www.youtube.com/watch?v=Ein6eKqMBtE

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