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Entretien

Maria Ligia Coelho Prado: Questions ouvertes en Amérique latine

L’historienne parle d’identités, de guerres d’indépendance et d’interprétations autour du développement de la région

Léo Ramos ChavesMaria Ligia Coelho Prado était déjà mère de 3 enfants quand elle décida, à l’âge de 27 ans, d’étudier l’histoire à l’Université de São Paulo (USP). Si le choix peut paraître tardif, il fut sans conteste le bon : en plus du « coup de foudre » pour la discipline, il lui a donné la possibilité d’exercer comme professeure – un métier dans lequel elle s’est particulièrement distinguée. Elle a donné des cours dans des lycées publics et privés. Dans les années 1980, elle a parcouru l’état de São Paulo pour enseigner l’histoire de l’Amérique aux professeurs de l’enseignement secondaire. Sur le plan universitaire, elle a débuté sa carrière en tant que professeure d’histoire contemporaine de futurs architectes avant d’intégrer la Faculté de Philosophie, Lettres et Sciences Humaines (FFLCH) de l’USP.

En salle de classe, les grands thèmes abordés étaient l’esclavagisme, le capitalisme et le développement de l’Amérique latine. En plus de la bibliographie traditionnelle, elle avait l’habitude de présenter aux élèves des contrats de travailleurs, des déclarations d’ouvriers et des programmes de partis politiques. Faisant fi des frontières, elle a donné huit cours aux États-Unis entre 1987 et 1995, à l’invitation d’institutions nord-américaines : trois cours de niveau licence et cinq de master-doctorat, dans des universités comme Brown, Stanford et New York.

Maria Ligia Coelho Prado a formé des générations de professionnels, en licence, master et doctorat, et forgé de grandes amitiés, parmi lesquelles l’historienne Maria Helena Capelato : « Nous avons soutenu notre mémoire de master le même jour, devant le même jury, l’une après l’autre ». Puis elles ont lancé un livre ensemble : O bravo matutino (Alfa Omega. 1980), avec les résultats d’une recherche concernant le journal O Estado de São Paulo. Entre les livres publiés, l’un d’eux en est à sa 23e édition et a été vendu à plus de 70 000 exemplaires : A formação das nações latino-americanas (Atual, 1985), qui traite de la formation des nations latino-américaines. Actuellement elle prépare un nouveau livre qui rassemble des articles déjà publiés et des textes inédits, dont un sur les significations de la peine de mort appliquée à des femmes accusées d’être des traîtresses par la Cour Espagnole pendant les guerres d’indépendance, et un autre sur le rôle de l’État, de l’Église et de la famille dans l’enseignement public colombien à la fin du XIXe siècle.


ÂGE 76 ans
SPÉCIALITÉ
Histoire de l’Amérique latine
FORMATION
Licence en histoire (1971), master (1974) et doctorat (1982) en histoire sociale de l’USP
INSTITUTION
Université de São Paulo (USP)
PRODUCTION SCIENTIFIQUE
15 livres dont 5 écrits en tant que coauteure, directrice de 19 mémoires de master et 32 thèses de doctorat, superviseuse de 6 postdoctorants

Fondatrice de l’Association Nationale des Chercheurs et Professeurs d’Histoire des Amériques (ANPHLAC), qu’elle a aussi présidé entre 1998 et 2000, elle a reçu Pesquisa FAPESP pour parler de l’Amérique latine, d’identité, du rôle du discours historique et de la fonction de la connaissance.

Comment est né votre intérêt pour la recherche sur l’Amérique latine ?
Pendant ma licence en histoire, il y avait deux disciplines qui portaient sur l’Amérique : histoire de l’Amérique coloniale et histoire de l’Amérique indépendante. J’ai terminé le cours en 1971, mais je n’ai jamais étudié l’Amérique indépendante – on n’a jamais dépassé la période du caudillisme. En tant qu’étudiante, je n’ai jamais rien étudié sur l’Amérique latine d’après 1850. Rien. En 1975, quand je suis entrée à l’université comme professeure après un concours pour enseigner l’histoire de l’Amérique, il fallait donner des cours d’histoire de l’Amérique indépendante. J’avais l’intention de changer plus tard, parce que je faisais des recherches sur l’histoire du Brésil. Je suis autodidacte en histoire de l’Amérique latine, j’ai commencé sans aucunes références. J’ai commencé à étudier et ça m’a fasciné.

Qu’est-ce qui vous a fasciné ?
Un exemple : l’histoire du Mexique, du monde amérindien et la manière dont s’est formé l’État mexicain. On n’a pas idée de ce qu’ont été les communautés amérindiennes au Mexique, après au Pérou, en Bolivie, au Guatemala. Ce qu’ont été les réformes libérales au Mexique et après dans l’Amérique espagnole, la tentative de destruction de la communauté amérindienne. Le monde culturel, la question de la langue, la question de l’art, le lieu de l’Église catholique. Et les disputes entre le monde laïque et le monde religieux.

Quand vous approfondissez certaines questions d’histoire, vous le faites toujours en lien avec l’Amérique latine ?
Toujours. Je connais l’histoire de quelques pays de l’Amérique latine, je ne connais pas celle de tous parce que c’est impossible. Je connais mieux l’histoire du Mexique, de l’Argentine et du Chili. Quand j’ai commencé à enseigner, en pleine dictature, Cuba était un sujet interdit, tabou. Donc on ne l’étudiait pas. L’Amérique latine était un lieu de dictatures. Comme j’étais politiquement de gauche, je me suis opposée dès le début à la dictature. Cela a en quelque sorte contribué à l’enchantement que j’ai pour la région. Ce qui m’a fasciné dès le début, ce sont les rapprochements historiques entre l’Amérique portugaise et l’Amérique espagnole. Entre elles, des perspectives pour penser la connaissance, la religion et l’art, à côté des relations sociales particulières qui se forment dans cet espace où la présence des populations africaine et amérindienne est marquante.

Travailler avec les identités doit être garanti par l’esprit critique, parce qu’elles effacent les contradictions

Quand est apparue la notion d’Amérique latine ? Quand cette région a-t-elle reçu cette dénomination ?
Cette question est très intéressante parce que les personnes utilisent le terme sans se rendre compte de ses significations. Il semble que ce soit une dénomination du XIXe siècle, créée par les Français. On en parle beaucoup. C’est l’économiste Michel Chevalier (1806-1879) qui a pensé le premier à cette différence, qui était commune au XIXe siècle, entre Latins et Anglo-saxons. Et comme les Français s’intéressaient aux Amériques, et beaucoup au Mexique, on a pensé que cette partie des Amériques, qui n’était pas anglo-saxonne, était une partie latine qui rapprochait toute cette région de la France. Dans les textes, par exemple, de la Revue des deux Mondes [revue française qui circulait au XIXe siècle], il est clairement dit que la France était le principal pays latin du monde, et par conséquent que cette partie des Amériques s’identifiait aux Français. Donc ça c’est une version, un terme créé ailleurs avec d’autres intentions, un terme en quelque sorte imposé.

Mais il y a une autre perspective, celle de ceux qui pensent que le terme est en fait né en Amérique latine.
Oui, il y a une discussion autour du colombien Torres Caicedo (1830-1889), qui a écrit un poème parlant d’une Amérique latine. Mais la question principale de cette dispute, c’est un problème qui nous accompagne. En d’autres termes, soit le terme a été créé à l’étranger, par l’Europe, par l’impérialisme, et il nous a été imposé, soit il est né dans l’Amérique ibérique pour penser à une Amérique latine unie, où il y avait un rapprochement entre la partie espagnole et, d’une certaine manière, la partie portugaise, qui allaient affronter ensemble ses vicissitudes. En somme, la désignation elle-même est déjà source de problème.

Comment pensez-vous la question de l’identité latino-américaine ?
Je vais faire une digression pour vous répondre. Si l’on considère les textes d’érudits –intellectuels ou politiciens – tels que ceux de Simón Bolivar (1783-1830), par exemple, dans la célèbre Lettre de Jamaïque (1815) il demande : « Qui sommes-nous ? Nous ne sommes pas américains et nous ne sommes pas européens ». Cette quête d’affirmation est très fortement présente dans les textes, et ensuite dans plusieurs manifestations du XIXe siècle. Je dis cela pour montrer que la question de l’identité nous accompagne depuis l’indépendance. Si on prend les sources à partir de cette époque, il y a des documents et des actions qui mettent l’accent sur le rapprochement entre les différentes parties de l’Amérique colonisée par les Espagnols et puis, déjà au XXe siècle, avec le Brésil.

Archives personnelles Avec Maria Helena Capelato (à gauche), en 1980, au lancement de leur ouvrage O Bravo matutinoArchives personnelles

Donc très relationnel.
Oui, beaucoup. On a les textes de l’intellectuel et politicien chilien Francisco Bilbao (1823-1865) des années 1850, dans lesquels il décrit une Amérique en danger ; il fait référence à ce qui viendrait s’appeler plus tard Amérique latine en opposition aux États-Unis. Le problème de l’identité n’est pas une invention des historiens ou des anthropologues. Je ne vois pas cela comme quelque chose d’artificiel. Mais comme je l’ai déjà écrit, travailler avec des identités doit être garanti par l’esprit critique, parce que les identités effacent les contradictions. Les identités harmonisent.

Elles pasteurisent, presque.
Elles pasteurisent. Toutes les femmes sont égales, tous les Noirs sont égaux, tous les Amérindiens sont égaux, pour utiliser une terminologie du XIXe siècle, et les contradictions, les tensions, les conflits sont éclipsés. L’identité qui touche aux sentiments est une construction intellectuelle, mais elle entre dans les cœurs, a un impact sur la vie, les choix, et laisse de côté les différences et les conflits. Il faut avoir beaucoup d’esprit critique pour travailler sur ce sujet. L’identité suppose toujours l’autre – et l’autre, c’est l’ennemi. Il faut choisir. Dans le cas des Latino-américains, la construction de l’ennemi passe déjà par les États-Unis au XIXe siècle. Il y a une date clé : 1898, quand les États-Unis entrent dans la guerre pour l’indépendance de Cuba aux côtés des Cubains, c’est-à-dire contre les Espagnols, et transforment Cuba en un protectorat.

Vous avez écrit que les élites latino-américaines aspiraient, depuis l’indépendance de leurs pays, à consolider leur domination sur la société en se basant sur une identité homogène, qui leur garantisse l’hégémonie politique. Peut-on dire dans une certaine mesure qu’elles n’ont pas si bien réussi en Amérique latine ?
C’est une question qui m’accompagne, à laquelle il est très difficile de répondre. Le XIXe siècle est un sujet d’étude merveilleux parce que les intellectuels, les politiciens, ont posé les questions essentielles – avec lesquelles on continue de travailler. Qu’est-ce que la nation, qu’est-ce que la civilisation, qu’est-ce qui est légitime, qu’est-ce que l’État ? Ils ont répondu en établissant des normes de ce que devrait être la « civilisation ». L’association établie entra race et culture a été un élément central dans la domination symbolique des élites, elle a favorisé la discrimination et les préjugés. Même s’il est artificiel et invraisemblable, ce discours a eu un grand pouvoir de persuasion sur les sociétés latino-américaines jusqu’à aujourd’hui. Le discours blanc et civilisé voulait imposer sa vision sur toute la société, s’éloigner de « l’autre barbare ». Mais annuler ou contrôler los de abajo n’a jamais été possible. Les Amérindiens, les esclaves, les Métis, les femmes se font présents dans la politique, dans l’art, dans la littérature ; ils résistent à la domination imposée par les Blancs. Finalement, je crois que les élites ont réussi leur projet de domination. Mais il est nécessaire d’affirmer le rôle politique majeur joué par les subalternes sans qu’ils aient, très souvent, été reconnus par l’historiographie.

Archives personnelles Anciens étudiants de M.L. Coelho Prado (au centre, en bleu) : José Luís Beired (Unesp), Sílvia Miskulin (UMC), Luiz Felipe Moreira (UEM), Kátia Gerab Baggio (UFMG) et Stella Maris Vilardaga (USP)Archives personnelles

Dans l’histoire récente de l’Amérique latine, y-a-t-il eu un moment où les pays qui en font partie ont été plus proches, y compris comme objet d’étude ?
Oui, pendant les dictatures récentes, plus proches en raison des circonstances politiques d’une lutte unique pour la démocratie. Il y a eu un rapprochement, un intérêt, une plus grande connaissance. L’avènement de la démocratie a fini par nous éloigner. Le Brésil a à nouveau tourné le dos à l’Amérique latine et, une fois de plus, s’est mis dans la position d’un pays différent. Dans l’histoire politique et démocratique brésilienne, le Brésil a toujours voulu être le pays hégémonique de l’Amérique du Sud. Cela a des répercussions sur la place de l’Amérique latine et sur l’importance de l’Amérique latine dans les études de l’histoire. En l’ignorant, on perd cette perspective de nouvelles voies pour comprendre le Brésil lui-même. Quand on accompagne et qu’on étudie l’histoire de ces pays, on réussit à comprendre beaucoup de questions de l’histoire brésilienne. Les historiens sont très habitués à s’enfermer dans des interprétations des historiographies nationales, encore très influencées par les constructions élaborées au XIXe siècle.

Vous avez abordé cette question dans votre livre America Latina no século XIX : Tramas, telas e textos (Edusp, 1999) [Amérique latine au XIXe siècle : Trames, toiles et textes].
En premier lieu, je réaffirme l’importance de penser le Brésil comme une partie de l’Amérique latine. Traverser les frontières offre des possibilités intéressantes à l’historien pour proposer de nouveaux problèmes et élargir les dialogues historiographiques. On le sait, au XIXe siècle les États nationaux se sont organisés et les identités nationales se sont construites après les indépendances. Je pense que la question de la nation s’imposait et s’insérait dans la grande production politique, historiographique et artistique de l’époque ; politiciens, publicitaires, historiens, femmes et hommes intellectuels et artistes des différents pays d’Amérique latine, tous se sont penchés sur la question nationale. En plus des problèmes économiques, des disputes politiques, des troubles sociaux, des guerres civiles qui ont mobilisé les énergies des sociétés, des débats enflammés ont eu lieu sur la construction de la Nation et des identités.

Cela renvoie aussi au concept de transculturation du sociologue cubain Fernando Ortiz. Qu’en pensez-vous ?
C’est dans son livre Contrapunteo cubano del tabaco y del azúcar (1940), sur la culture cubaine, qu’Ortiz (1881-1969) a fondé le concept de transculturation – qui sera repris ensuite par beaucoup de critiques littéraires, anthropologues et historiens. Le concept renferme une idée – que je partage – très importante pour penser l’Amérique latine. Pendant très longtemps, on a affirmé que la culture européenne nous avait été imposée, qu’elle avait été imposée aux peuples qui vivaient ici avant l’arrivée des Européens, et ensuite à ceux qui vivaient dans les colonies. La culture européenne aurait été transposée et imposée ici. La seule issue était l’acceptation. Et le résultat de cette acceptation serait la copie. Ortiz dit que l’on ne peut pas penser – et il parle de Cuba – à une simple imposition du dehors vers le dedans, même dans une société structurée autour de l’esclavage. De son point de vue, il s’est créé ici et là une culture très particulière et les Européens ont été affectés par le milieu dans lequel ils vivaient, y compris la culture africaine. C’est une voie à double sens. Il y a une question de pouvoir et l’Europe a gagné en ce qui concerne la langue, la religion ; mais comme il le dit, ces relations se font à tous les niveaux, depuis l’économique jusqu’au sexuel. Ce qui s’étudie dans ce milieu sociétaire, c’est une transculturation, quelque chose qui subit des mutations et qui est repensé. Je pense que cela a du sens.

Les femmes ont aussi participé aux guerres, surtout dans le cas de l’Amérique espagnole

Pour vous, le discours historique peut-il être réduit à une fonction de connaissance ? Ou a-t-il une fonction sociale ?
Si vous m’aviez demandé ça en 1975, je vous aurais répondu que le discours historique ne se réduit pas à une fonction de connaissance, qu’il possède une fonction sociale en intervenant dans la réalité où il sera plus ou moins utile pour les forces qui luttent. La compréhension du passé permettait de connaître le présent et de prédire le futur. L’histoire jouait un rôle important dans la confrontation idéologique, et les historiens et universitaires devaient comprendre que leur travail n’était pas isolé de leur responsabilité politique. Aujourd’hui, les débats sont d’un autre ordre. Prenons la question de l’« École sans Parti », un mouvement politique qui entend lutter contre les « abus » de la liberté d’enseigner. Il ne fait aucun doute qu’il part de l’idée que le discours historique a une fonction sociale. Ce groupe, qui est de droite, attaque la gauche à qui il reproche d’instrumentaliser le sens à des fins idéologiques et politiques, et il affirme que la connaissance n’est pas neutre. Contradictoirement, il se présente comme un groupe non touché par la politique et s’érige en gardien de la seule « vérité ».

Est-il possible de noter des changements dans l’historiographie qui renvoient à cette fonction sociale de la connaissance ?
Surtout pendant la dictature (1964-1985). On pensait que la connaissance serait émancipatrice, qu’elle apporterait la démocratie, favoriserait la construction d’une société plus juste. Si on pense à une fonction sociale, c’est parce que la connaissance et les idées produisent de l’action. Les propositions politiques qui sont mises en pratique sont basées sur des idées, et dans ce sens la connaissance de l’histoire est fondamentale. Voyez par exemple la place qu’occupait l’Amérindien dans la société. Les historiens et les anthropologues ont travaillé pour montrer comment les Amérindiens ont été exploités, opprimés, humiliés. Il en a été de même pour les esclaves africains au Brésil. De même que la cubaine, l’historiographie brésilienne a beaucoup travaillé pour renverser la vision établie. Votre question renferme aussi l’idée que dans le cas de l’histoire, c’est en fin de compte la vérité que l’on montre. Les historiens sont divisés sur la question de la vérité. Qu’est-ce que la vérité ? J’aime utiliser comme exemple une situation qui est éloignée de nous : la Révolution française. Ceux qui ont écrit sur elle, ses contemporains, et les premières générations postérieures. Comment écrire sur la Révolution française (1789-1799) sans prendre parti ? Comment un aristocrate, tel Alexis de Tocqueville (1805-1859), la voit-elle ? C’est un homme de gauche dans le scénario politique français du XIXe siècle ? Certains faits sont concrets et incontestables : le roi et la reine ont été guillotinés. Comment interprète-t-on les faits ? C’est la question. On peut se limiter à dire : « Maintenant je vais raconter la vérité sur la Révolution française ». Quelle vérité ? Ça veut dire qu’on interprète, qu’on analyse des documents. Il faut avoir une formation théorique pour comprendre le rôle, la place de ce document, ce qu’il exprime.

L’histoire n’enseigne-t-elle pas ? Ou c’est l’humanité qui n’apprend pas ?
Je pense beaucoup à cela. Je ne suis pas obsédée par la Révolution française, mais je vais la prendre une fois de plus comme exemple. La Révolution française a établi l’idée que la torture ne doit pas être une pratique légale, que l’être humain ne peut être violé. Pas exactement dans ces termes, mais c’est la première fois que cela était dit. Avant, la torture était absolument légale et légitime. C’est un jalon très important dans l’histoire récente de l’humanité, du moins du monde occidental. Ce qui ne signifie pas, on le sait tous, que la torture a été éliminée.

Le rôle de la femme dans les luttes pour l’indépendance – un sujet important de vos études – est encore peu connu. Pourriez-vous nous parler un peu de vos découvertes ?
Concernant le XIXe et le XXe, les femmes sont traitées par l’historiographie comme étant inexistantes du point de vue de l’activité politique. Par contre il y a beaucoup de travaux importants sur la valorisation de ce lieu de la femme en tant qu’intellectuelle, écrivaine et journaliste. Mais ce qui m’a intéressé, c’est de penser à la participation politique des femmes au XIXe siècle. Généralement, l’historiographie souligne la présence des femmes à partir de la question du suffrage, quand elles commencent à lutter pour le droit de vote. Même s’il s’agit d’un petit nombre, elles ont eu une participation politique dans l’histoire du Brésil et de l’Amérique latine du XIXe siècle. Je suis partie de l’idée suivante : pourquoi Maria Quitéria (1792-1853), qui vivait dans l’arrière-pays (dans l’état de Bahia), s’est habillée en homme pour aller rejoindre le rang des soldats et lutter pour l’indépendance du Brésil contre les forces portugaises du général Madeira ? Voici l’histoire de cette femme : chez son père, elle a entendu un émissaire qui cherchait des volontaires pour la guerre. Comme mon esprit traverse sans cesse les frontières, j’ai pensé à l’Amérique espagnole. Après avoir fait beaucoup de recherches, lu plusieurs biographies et des journaux de la période, j’ai découvert que les femmes ont participé à la guerre – surtout dans le cas de l’Amérique espagnole, parce qu’ici au Brésil ça a été très rapide. Dans l’Amérique espagnole, les femmes ont participé de différentes manières pendant les 10-12 ans de guerre.

Y compris en prenant les armes.
Oui. Elles ont pris les armes, elles se sont habillées en soldat et beaucoup ont été lesdites « messagères », celles qui s’infiltraient, assumaient une position et couraient des risques. Je pense que ce qui est important ici, c’est qu’elles étaient intéressées et qu’elles y ont participé ; elles ne sont pas restées à l’écart. Même quand on pense aux hommes, il ne faut pas oublier que les guerres pour l’indépendance sont d’une minorité. Seul un petit pourcentage de la population y a participé. Il y avait ceux qui croyaient à la cause, qui ont pris les armes et qui sont partis lutter pour gagner ou perdre, c’était le risque. Il y a des femmes qui ont été arrêtées, jugées et condamnées. Un cas exemplaire est celui de la colombienne Policarpa Salavarrieta (1795-1817), fusillée sur la place de Santafé à Bogota. Elle et 7 hommes, dont son fiancé. Sa mort a eu de fortes répercussions. Il existe des tableaux d’artistes anonymes qui la montrent sur l’échafaud. Des poèmes ont été écrits en son hommage, une pièce de théâtre. Comme elle, d’autres femmes ont aussi été condamnées à mort ou à des châtiments publics – avoir le crâne rasé ou devoir marcher nue dans la ville, par exemple. Il y a beaucoup d’histoires, mais elles sont méprisées, ignorées. Pourtant, c’est un fait : en Amérique latine, la femme et la politique étaient déjà ensemble au XIXe siècle.

Dans vos textes, vous donnez aussi une place importante à la question des utopies.
Pour ma génération qui a vécu sous la dictature, il ne fait aucun doute qu’il y avait une utopie socialiste à l’horizon, qui nous donnait de l’espoir et de la force pour affronter le quotidien. Après, dans les années 1980, la forte perspective de l’importance fondamentale de la démocratie est aussi apparue comme une utopie en Amérique latine. Aujourd’hui on vit un moment très difficile, avec de grands conflits, des confrontations idéologiques, des positions politiques très souvent prises à la va-vite, sans vraiment penser à leurs sens. Pour moi, le problème le plus grand est le manque d’une utopie. Dans les moments d’extrême difficulté et de désespoir, ma génération imaginait qu’il y avait quelque chose de meilleur à l’horizon, que le futur nous offrirait d’une certaine manière une société plus juste, la démocratie, moins d’oppression. Cela nous aidait à la fois à supporter cette période difficile et à être solidaires. Le monde semble tellement cynique aujourd’hui… Le consumérisme a pris une place énorme. L’idée des grands principes qui ont orienté nombre de chemins politiques et intellectuels, de travailleurs du XXe siècle, semble s’être perdue. Tout est très pragmatique, « immédiatiste ». Et cela me paraît troublant et dangereux. Il faut avoir un projet d’avenir pour pouvoir supporter le quotidien politique. On a besoin d’un horizon. Aujourd’hui, la grande cause qui semble réunir les personnes, c’est l’écologie, les questions environnementales, la préservation de la nature. C’est quelque chose qui émeut et rassemble même des gens aux idéologies politiques différentes, de droite comme de gauche. Mais je ne vois pas une utopie qui nous dise (on aura un monde avec moins de pauvreté, avec plus d’égalité), comme ce qui a nourri notre espérance dans les moments les plus difficiles du passé. Je ne suis pas sceptique au point d’imaginer que les choses ne vont pas changer. Je crois qu’elles vont changer, mais ça prendra du temps.

Vous dites que la dimension de l’espérance a été la boussole de votre génération. Quelle direction montre votre boussole aujourd’hui ?
Jusqu’au début des années 1990, j’avais beaucoup de certitudes. Parce que j’appartiens à une génération qui avait des certitudes par rapport au futur, en particulier du Brésil, de l’Amérique latine. Au début des années 2000, j’ai perdu – dans le bon sens, je pense – mes certitudes, mais je garde le même entrain et le même enthousiasme quand je regarde vers l’avant. Je souhaite regarder l’horizon et tenter d’apercevoir des ébauches, mêmes imprécises, d’utopies. Il faut réfléchir de manière critique sur le présent et comprendre que ce qui se vit n’est pas « naturel » mais le résultat d’actions et de contradictions des individus dans l’histoire. Et finalement, rappeler qu’il faut être patient, parce qu’on sait que les idées donnent des fruits à long terme, qu’elles ne coïncident pas avec les temps des actions des politiciens.

Publié en juillet 2017

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