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Entretien

Christiane Taubira: Une Amazonienne qui parle au monde

Après avoir été députée et ministre en France, l’économiste guyanaise s’apprête à contribuer à la COP 30 avec une étude sur la diversité des populations locales

Mme. Taubira lors d'une visite chez FAPESP, en mars

Daniel Antônio/Agência FAPESP

Née en Guyane , économiste de formation, Christiane Taubira a été députée française pendant 19 ans ainsi que députée européenne pendant cinq ans. Entre 2012 et 2016, sous le président François Hollande, elle a été garde des Sceaux, ministre de la Justice. Actuellement, à 73 ans, elle vit à Cayenne, sa ville natale.

Depuis octobre 2024, Mme. Taubira occupe la chaire José Bonifácio de l’Université de São Paulo (USP), au Brésil, attribuée chaque année à une personnalité ibéro-américaine pour conduire des études à propos d’un sujet brûlant d’actualité. Elle est la première titulaire francophone. Sa recherche, intitulée « Sociétés amazoniennes : des réalités plurielles, un destin commun ? », sera présentée à la conférence sur les changements climatiques (COP 30) qui se tiendra à Belém, au nord du Brésil, en novembre prochain.

Fin mars, Mme. Taubira a trouvé un créneau parmi des engagements à l’Université Fédérale du Pará et à l’Université de l’État du Pará pour accorder cet entretien à Pesquisa FAPESP, par appel vidéo.

Vous avez occupé la chaire José Bonifácio en octobre, avec un projet sur les sociétés d’Amazonie. Quels sont les buts de ce projet ?
J’ai accepté d’être titulaire de la cátedra José Bonifácio pour une année académique à cause de la nature de cette chaire, c’est-à-dire, de son ouverture sur des problématiques qui touchent les Amériques et, principalement, l’Amérique du Sud et Centrale. Je les ai intéressés davantage en tant que personnalité internationale : ancienne ministre de la Justice française, ancienne députée à l’Assemblée Nationale et au Parlement Européen. Pour moi, mon enracinement Amazonien faisait sens. J’ai donc choisi de travailler sur les Amazonies, dont je souhaite rappeler qu’elles sont plurielles, indépendamment de l’unité géographique.

Vous avez un réseau de chercheurs avec qui vous travaillez ?
Absolument. Il y a une soixantaine de chercheuses et de chercheurs qui se sont inscrits. D’entre eux, nous avons 35 propositions de textes pour la publication qui doit être prête en septembre. À part ces contributions, il y aura mes propres écrits, ainsi que ceux d’un certain nombre d’autres personnalités que j’ai également invitées à s’exprimer. J’ai dit aux chercheuses et chercheurs que j’étais très exigeante et que je voulais de la rigueur ainsi qu’une capacité de sortir du milieu académique pour s’interroger sur les capacités paradigmatiques des réflexions que nous aurons sur l’Amazonie, de façon à ce qu’elles portent aussi sur d’autres écosystèmes fragiles tels que le Cerrado et le Pantanal au Brésil, mais aussi la forêt tropicale du Congo, la forêt boréale du Canada, les barrières de corail de l’Australie et les océans.

L’ouvrage avec ces travaux sera-t-il présenté à la COP 30 ?
Oui. Je me rendrai à la conférence. C’est une des raisons pour lesquelles je passe quelques jours à Belém en ce moment. Je travaille avec les deux universités, la fédérale et celle de l’état du Pará. Je prends également des contacts institutionnels avec les autorités de Belém et je m’inscris dans les trajectoires d’un certain nombre d’événements qui seront préparés pour ce sommet international. C’est pour cela que le livre doit être prêt en septembre.

À propos de la COP 30, la participation des peuples amazoniens est très discutée. Est-ce possible ?
Si ce n’est pas possible, ce sera un scandale. Ça ne se fait pas de venir chez les autres, de s’installer dans leur salon, de parler fort, de boire, de manger, de salir et de s’en aller ! Nous y serons nombreux, les associations se mobilisent. Il y aura aussi le sommet social, une zone verte, des espaces où des paroles plus libres pourront s’exprimer. Moi, j’ai quand même la possibilité de parler fort en tant que haute personnalité internationale, j’ai des opportunités d’expression dans des médias internationaux, et je dirai, à haute voix : « Attention à votre comportement, attention à votre expression, à ne pas être indifférent à ce qui se passe là où vous arrivez. » L’ONU [Organisation des Nations Unies] a été créée à un moment où le monde était impérialiste, à la sortie de la Deuxième Guerre Mondiale. L’Empire Français existe encore, avec les territoires d’outre-mer, l’Empire Britannique aussi. On se bat toujours contre les métropoles coloniales. Donc, ce que je demande, c’est qu’on s’interroge sur cette empreinte qui existe dans l’imaginaire multilatéral.

Vous avez cette position d’être, en même temps, européenne et amazonienne. Comment ces deux mondes se rejoignent-ils ?
Je prétendrais même – heureusement – qu’il y a plusieurs mondes en moi, et c’est ce qui fait un peu l’intérêt de ma présence dans des endroits très différents : je suis profondément amazonienne. Je suis également ce qu’on appelle une créole, guyanaise. Et aussi française sans aucun tourment, ni dans ma tête, ni dans mon cœur. J’ai accumulé une expérience de travail importante en Europe, mais je n’ai jamais cessé de circuler dans le monde en tant que responsable politique, députée en France, députée au Parlement Européen. En 2008 j’ai rédigé, pour la présidence française de l’Union Européenne, un rapport sur les accords de partenariats économiques entre l’Union Européenne et les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Cette très grande diversité d’expériences m’a rendue de plus en plus consciente de ce que de venir d’Amazonie représente. Cela m’enracine aussi dans le monde : à force de traverser les sociétés, les continents, les périodes et les sujets, j’appartiens complètement à l’humanité. J’ai une conscience aiguë, permanente de cette appartenance.

Quand on parle de sauver l’Amazonie, on pense à l’intérêt global, on ne parle pas des réalités locales, culturelles. Comment peut-on les intégrer aux autres réalités ?
C’est tout à fait exact, et c’est pour ça que je demande aux chercheuses et aux chercheurs de s’interroger sur l’imaginaire multilatéral dans le projet sur l’Amazonie, de poser la question des Amazoniens dans leur unité géographique, de leur pluralité liée à l’histoire devenue nationale, de s’interroger sur la verticalité des relations entre les pays amazoniens et les anciennes métropoles coloniales, de leurs rapports avec l’ONU, les instances multilatérales, mais aussi de la perception que les instances multilatérales ont de l’Amazonie. Il est important d’admettre que les Amazonies sont diverses, contradictoires, multiples. Ce sont des communautés indigènes qui sont là depuis des milliers d’années et qui ont construit des réseaux urbains très denses. Ces communautés ont traversé des continents et se sont affrontées entre elles. Avec l’arrivée des Européens il y a eu, très vite, la traite et l’esclavage d’êtres humains, donc de nouvelles réalités sociales, de nouvelles communautés, tels les quilombolas ou les communautés de marrons dans mon Amérique à moi. Cette histoire a mené à des conflits, mais elle a aussi suscité des rencontres. Des mariages ou des métissages ont été réalisés, des échanges de connaissances ont eu lieu. Par conséquent, il y a des noms sur les végétaux, sur les lieux physiques, les collines ou les rivières qui sont « indígenas » et d’autres qui sont d’origine africaine. Il y a des noms créoles chez moi. Je souhaite que nous soyons capables de décrire les Amazonies telles qu’elles sont : indigènes, mais aussi des communautés métisses, des sociétés urbaines très sophistiquées, avec des constructions architecturales à forte influence européenne, comme l’Opéra de Manaus. Lorsque l’ONU dit qu’il faut sauver l’Amazonie, « le poumon vert de la Terre », c’est elle qui a un problème. Il faut qu’elle accepte que les gens qui y vivent sont conscients de ces réalités composites et que ces personnes, à travers leurs relations millénaires avec la forêt, connaissent cette biodiversité, savent établir des relations avec un rapport d’équilibre et de préservation. Il y a un traité de coopération, le Traité de la Coopération Amazonienne, TCA, donc une conscience qu’il y a un travail à faire entre les pays qui ont une portion d’Amazonie. Mais les États sont des instances politiques, et ces instances peuvent être protectrices ou bien destructrices. Il faut écouter les sociétés civiles, les communautés de base et la légitimité de l’analyse et des propositions de ces niveaux de vie. Il y a une perception unitariste, uniformisatrice du monde qui est mortifère. L’Europe a dominé le monde pendant presque quatre siècles dans un rapport de violence, d’oppression et de négation des communautés, des cultures qu’elle a rencontrées, puisqu’elle a « découvert » les Amériques.

Étant économiste, portez-vous un intérêt particulier à la bioéconomie comme possibilité de développement pour la région et de soutien aux populations locales ?
Absolument. L’économie néolibérale mondiale a unifié le monde et elle a mondialisé les circuits. Nous sommes écrasés par des références culturelles qui viennent d’un ou deux pays, et qui s’imposent au reste du monde. Nous sommes dans un monde où les flux financiers et les circuits de marchandises circulent facilement et abondamment et où les personnes, les idées, les valeurs sont de plus en plus entravées. Je pense que cette économie est destructrice, elle est responsable de beaucoup de pauvreté, de famine. Elle tue, même. Elle est également responsable d’une prédation sur la biodiversité qui appauvrit des populations dans les pays, du Sud notamment, et qui déséquilibre la planète. Cette économie mortifère n’est pas sans alternative : il y a une bioéconomie possible, basée sur des relations différentes envers la nature, avec la possibilité de renouvellement. On doit vivre sans cette violence de l’idéologie de la nature comme un corps à conquérir. On peut penser à une échelle plus raisonnable que le marché mondial, la compétitivité, la concurrence sauvage.

L’Amazonie a aussi des problèmes très graves de violations des droits humains. C’est un sujet dont vous vous êtes occupée profondément. Quelles possibilités percevez-vous ?
Je crois que la question de la légitimité est à la base, c’est-à-dire, de reconnaître que les gens peuvent s’autodéterminer. Il faut savoir respecter le fait que les communautés humaines, même s’il y a 150, 3 000 ou 20 000 personnes, savent s’organiser. Le rôle de l’État est d’assurer que l’on s’organise sans nuire aux autres. Ce qui nuit aux autres, ce sont ces unités économiques qui sont prises en tenaille dans l’économie mondiale productiviste. Ce sont elles, en fait, qui oppriment les autres, qui détruisent la nature, qui mettent en danger la santé et l’existence des communautés. Les communautés qui y vivent, connaissent leur environnement : elles savent ce qui est bon pour elles, elles ne détruisent pas, elles ne portent pas de tort aux autres. Et, si elles le font, on leur dit : stop ! La violation des droits humains est inacceptable.

Comment la recherche académique peut-elle contribuer à la défense de ces droits ?
D’abord en mettant en lumière les réalités sociales, culturelles. J’ai demandé aux chercheuses et aux chercheurs de s’intéresser également aux cosmogonies. Les communautés ont constitué leur rapport à la création de l’Univers, au monde qui les entoure. Elles ont donné des noms aux lieux, aux arbres, aux animaux, elles ont modifié leur environnement. Cela fait partie de notre patrimoine commun. L’essence des droits humains, c’est le droit d’être soi, d’exister, de s’identifier. Et puis il faut une capacité d’autosuffisance dans les communautés.

D’habitude la connaissance académique et la politique sont vues comme des choses très distinctes. Les voyez-vous connectées ?
Mon engagement politique s’est toujours nourri de connaissances, je les renouvelle constamment. J’ai eu une vie militante dès le lycée. Nous faisions des grèves pour exiger l’enseignement de la littérature afrodescendante du Brésil, des États-Unis, de l’Afrique – d’autres littératures que l’européenne, que je trouvais d’ailleurs très belle. Ce n’était pas pour demander des chaises plus confortables. Je n’ai pas profité des résultats, mas ceux qui sont venus après nous ont eu un foyer avec une bibliothèque, un club d’échecs, un club de photographie et des abonnements à des journaux étrangers, y compris Granma, de Cuba. Mes combats politiques étaient, depuis le début, liés à la connaissance. Même lorsque j’étais garde des Sceaux, les ministres travaillent beaucoup, mais j’ai continué à aller à l’opéra, au théâtre, à lire toutes les nuits. J’allais aux librairies pour acheter des livres et dans les universités parler aux étudiants, écouter leurs questions, lire des œuvres d’universitaires. La connaissance et la politique vont vraiment ensemble.

Dans votre livre L’Esclavage raconté à ma fille, il semble très important pour vous de connaître et de revisiter l’histoire pour comprendre ce qui s’est passé.
Il y a eu de l’esclavage même sous les Romains, mais la traite et l’esclavage du XVᵉ siècle, qui durent jusqu’au XIXᵉ siècle et, pour certains pays, jusqu’au XXᵉ siècle, a modelé le monde. Les empreintes sont encore visibles. C’est le système dans lequel nous vivons aujourd’hui encore. Le fait d’avoir transformé des millions d’êtres humains en marchandise, d’avoir utilisé une force de travail gratuite pendant quatre siècles, d’avoir disposé de territoires après le génocide des indigènes pour les monocultures agricoles, pour des mines de pierres précieuses, c’est ça qui a nourri les révolutions industrielles en Europe. Donc, le monde entier porte l’empreinte de la traite et de l’esclavage. Il faut comprendre pourquoi certaines relations de domination existent encore. Pourquoi l’ONU dit « on va sauver l’Amazonie », mais ne dit pas à la Norvège « je vais sauver votre rivière, parce que vous n’êtes pas sérieux » ?

Le livre est en format de dialogue. Il a été vraiment conçu à partir des questions de votre fille ?
J’ai deux filles et deux garçons, mais je l’ai rédigé avec des questions qui ressemblent à celles qu’une de mes filles me posait, quand elle était préadolescente. Je l’ai écrit après avoir fait l’Assemblée Nationale et le Sénat en France adopter la loi qui reconnaît la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité. C’est d’ailleurs, jusqu’à présent, le seul pays développé qui a cette loi, qui s’appelle Loi Taubira. L’année suivante, le concours René Cassin, qui concerne tous les établissements scolaires français, a été consacré à l’esclavage. Je me suis dit : « il faut que les adolescents, partout, aient des éléments à ce sujet dans tous les domaines – l’histoire, l’économie, la culture, la civilisation, les langues », et j’ai écrit la nuit pendant deux semaines, pour que le livre soit prêt avant le concours.

Vous êtes aussi poète et avez souvent pris recours à la poésie pour des effets politiques dans le Parlement français. Comment expliquez-vous cette option ?
Quand j’étais députée, mais surtout quand j’étais ministre, je disais que les poétesses et les poètes étaient mes meilleurs amis. J’ai mené des luttes très rudes : celle sur la loi à propos de la traite et l’esclavage a duré presque quatre ans, entre 1998 et 2001. À l’Assemblée, c’était très violent. Dans les radios, il y avait beaucoup moins d’insultes qu’aujourd’hui dans les réseaux sociaux, qui n’existaient pas, et c’était filtré. Mais c’était quand même très dur. À chaque fois que j’étais en confrontation, dans les moments les plus délicats, comme face à des députés rudes qui me dirigeaient des insultes très racistes, ce sont des vers qui me sont venus à l’esprit comme arguments. Je n’avais pas la poésie dans mes dossiers, cela venait spontanément. Je donnais la réponse de la poétesse ou du poète, et ça désarmait complètement. La poésie, c’est la substance profonde de la pensée humaine et de la beauté suprême.

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