Le président de Movile, Fabrício Bloisi, a annoncé au mois de novembre que l’application de livraison de repas iFood avait bénéficié d’un investissement de 500 millions de dollars US, le plus important capté par une startup en Amérique Latine. Les perspectives étaient qu’avec cet apport de fonds l’application et également son principal investisseur Movile se transforment en licornes, entreprises dont la valeur est égale ou supérieure à 1 milliard de dollars US. Fabrício Bloisi a surpris tout le monde en déclarant que les deux entreprises avaient déjà garanti cette transaction début 2017, la nouvelle ayant été tenue secrète. Pour le chef d’entreprise, cette étape appartient déjà au passé et ses efforts visent maintenant à multiplier par 10 la valeur de l’entreprise au cours de ces prochaines années, un objectif réalisable en raison du potentiel international que représente le marché en ligne de livraison d’aliments.
Les 500 millions de dollars US investis dans iFood proviennent de différentes sources de financement. Movile a effectué un premier apport de 100 millions de dollars US en 2018. Les 400 millions de dollars US restants ont été versés en fin d’année par le groupe sud-africain Naspers, par Innova Capital appartenant à l’investisseur suiço-brésilien Jorge Paulo Lemann, et Just Eat, principal marché numérique mondial en livraison de nourriture en ligne, basé à Londres, et bien sûr Movile. Ce montant sera appliqué pour accélérer la croissance de la marque au Brésil et à l’international et augmenter de manière significative le nombre de restaurants accrédités (actuellement 50 000), de livreurs, de villes et par conséquent de commandes. L’application est également présente au Mexique et en Colombie et représente au total 12 millions de livraisons mensuelles. C’est l’un des plus grands services de ce type au monde.
Movile a commencé à investir dans iFood en 2013 et est aujourd’hui propriétaire de 60 % de son capital. La compagnie présidée par Fabrício Bloisi possède différentes startups comme PlayKids, de contenu éducatif ; Wavy, dans le domaine des technologies de l’information ; Sympla, pour la vente de billets ; et Zoop, plateforme de paiements et de services.
Comme c’est souvent le cas avec les entreprises de base technologique, Movile a été fondée sous un autre nom à l’Université Publique de Campinas (Unicamp), et a subi différentes transformations au cours de son évolution. Fabrício Bloisi et Fábio Póvoa, collègues d’université, ont fondé en 1998 la société Intraweb qui fournissait des logiciels et des solutions en technologie de l’information. L’entreprise a fait partie de l’incubateur de la Compagnie de Développement du Pôle de Haute Technologie de Campinas (Cietec) avant d’être achetée par GoWapCorp en 2001.
L’année suivante elle a pris le nom de Compera. Elle s’est ensuite associée à Movile en 2007 et a adopté son nom. Depuis lors, l’entreprise est passée par différentes phases avec de nouvelles fusions et acquisitions d’entreprises au Brésil et dans des pays latino-américains. La compagnie, basée à Campinas, s’est transformée au cours de cette décennie en groupe de capital-risque et compte sur 2 200 employés et 16 filiales en Amérique Latine, en France et aux États-Unis.
Fabrício Bloisi est bahianais et a 41 ans. Il a décidé de quitter Salvador pour l’intérieur de l’état de São Paulo afin d’étudier les sciences informatiques à l’Unicamp, en 1995. Il s’est formé en 1998 et a suivi un cours de master à la Fondation Getulio Vargas à São Paulo (FGV-SP) de 2005 à 2008, au cours duquel il a étudié les modèles et les stratégies de croissance des startups. Dans cet entretien, il aborde les plans d’expansion d’iFood, évoque les unités du Groupe Movile et nous explique que les entreprises brésiliennes devraient innover en ayant toujours un œil sur le marché international.
Vous avez déclaré récemment qu’iFood et Movile étaient déjà des licornes depuis 2017. Jusqu’à présent, seuls Nubank, 99 et PagSeguro ont annoncé qu’ils avaient atteint ce niveau. Pourquoi n’avez-vous pas fait de même ? Ce n’est pas du bon marketing?
Nous n’avons pas l’habitude de révéler nos résultats. De plus, ce qui nous intéresse c’est d’être une entreprise valant plus de 10 milliards de dollars US, nous pensons et rêvons plus grand. La Chine possède des centaines d’entreprises de 300 milliards de dollars US, les États-Unis, d’un trillion de dollars US. Mais au Brésil on se contente de rêver d’un milliard de dollars US. Nous pouvons faire beaucoup plus sur notre marché. C’est devenu une mode de se déclarer licorne. Bien que cette nomenclature soit distrayante, je suis persuadé qu’à partir de maintenant nous ne verrons plus uniquement des licornes au Brésil mais des entreprises qui valent beaucoup plus que ça. Nous n’en sommes qu’au début. Nous voulons transmettre cet optimisme aux entreprises brésiliennes. La région se distingue en termes d’investissements dans des entreprises technologiques.
Il faut croire au potentiel disruptif de la technologie et savoir que des trillions de dollars US iront dans des entreprises novatrices ces prochaines années
IFood réalise 12 millions de livraisons mensuelles de repas au Brésil, outre la Colombie et le Mexique. Dans quels domaines allez-vous investir ces 500 millions de dollars US?
Notre croissance s’élève à plus 100 % par an et il y a beaucoup d’espace et de motivation pour se développer encore plus. Nous voulons doubler le nombre de livreurs et de villes desservies, et tripler le nombre de restaurants enregistrés dans l’application (50 000 actuellement) et également les commandes. Cet investissement va accélérer la croissance et le développement de produits et l’expansion géographique d’iFood. Nous voulons investir davantage dans l’intelligence artificielle et les paiements, réduisant les coûts et augmentant la qualité, améliorant ainsi l’expérience de nos principaux partenaires et clients comme les restaurants, les livreurs et les usagers. Notre objectif est de nous développer exponentiellement.
Le leader nord-américain du secteur, Grubhub, reçoit quotidiennement 410 000 commandes de repas, un peu plus qu’iFood, avec 390 000 commandes. Pensez-vous atteindre la première place?
Nous nous développons deux fois plus vite que Grubhub en nombre de commandes par jour et en pourcentage annuel. Nous sommes passés de 187 000 commandes par jour en octobre 2017, à plus de 390 000 en octobre 2018. La livraison de repas en ligne connaît globalement une expansion extraordinaire et nous pensons que nous sommes en train de transformer le Brésil en leader de la livraison de repas en ligne si nous comparons nos derniers résultats à ceux des principaux acteurs globaux.
Est-il possible qu’iFood reçoive de nouveaux investissements l’année prochaine ?
Je pense que oui, mais rien n’est encore prévu. Il est important pour Movile de pouvoir compter sur des investisseurs sur le long terme comme ceux qui nous ont soutenus ces 10 dernières années. Ainsi notre groupe pourra soutenir iFood afin qu’il garantisse sa place de leader sur le marché.
Est-il prévu de réaliser une IPO (introduction en bourse ou ouverture de capital) d’iFood ou de Movile?
Nous n’y pensons pas car nous n’avons pas besoin de capital pour le moment. IFood pourrait facilement réaliser une IPO aujourd’hui. Mais nous avons un meilleur accès au capital en tant qu’entreprise privée avec l’avantage de ne pas dire à tout le monde ce que nous sommes en train de faire. Nous n’avons pas de projection exacte pour iFood, mais nous voulons nous développer 10 fois plus.
Quelle est la valeur de marché de Movile aujourd’hui?
Nous ne pouvons pas le dire. Début 2017, nous avons dépassé la somme de 1 milliard de dollars US.
Quelle est la deuxième principale entreprise contrôlée par votre groupe aujourd’hui?
IFood est la principale et Playkids vient à la deuxième place. Il s’agit de la principale plateforme globale de contenu éducatif pour les familles. Playkids est la plateforme infanto-éducative la plus téléchargée au monde, avec Leiturinha, principal club d’abonnement de livres pour enfants au Brésil ; PlayKids Explorer, club d’abonnement d’activités éducatives et le Magasin virtuel Leiturinha avec une sélection des meilleurs produits pour enfants disponibles sur le marché. D’autres entreprises font également partie du groupe comme Wavy qui rassemble messagerie, contenu et autres affaires avec des opérateurs téléphoniques et audiovisuels. C’est le leader en Amérique Latine et l’un des principaux au monde dans ce segment avec un bénéfice moyen annuel de 100 millions de reais BRL, avec 100 millions d’usagers actifs et 400 entreprises partenaires. Nous avons la plateforme Sympla, pour la vente et la gestion des billets ainsi que pour des inscriptions à tout type d’évènement. L’entreprise a déjà vendu plus de 4 millions de billets dans 2 000 villes pour plus de 50 000 événements réalisés par 10 000 producteurs. Sept billets sont vendus en moyenne à chaque minute. Nous avons également investi en début d’année dans Zoop, une plateforme ouverte de paiements et de services financiers as a service, proposant une technologie financière permettant à d’autres entreprises de développer leurs propres solutions de paiements et de services financiers.
Il y a une tendance claire qui se dessine en matière de recherche et d’utilisation accrue de l’intelligence artificielle dans le monde entier, y compris au Brésil. Les entreprises du groupe Movile, toutes de base technologique, y recourent déjà couramment?
Oui, les entreprises l’utilisent déjà, mais nous voulons y recourir chaque fois plus dans le groupe, car nous pensons qu’il s’agit là d’une incroyable opportunité. Nous voulons devenir une référence mondiale en IA en obtenant une connaissance plus profonde des consommateurs afin de personnaliser leur expérience. Personne n’investit correctement dans l’IA au Brésil. Le Brésil a pris du retard dans ce domaine mais nous devons changer ce scénario pour garantir notre compétitivité. Nous redoublons d’effort au sein de l’entreprise pour modifier cette situation et nous voulons devenir les leaders régionaux dans la mise au point de solutions basées sur l’intelligence artificielle.
Vous avez déjà déclaré que les entreprises technologiques au Brésil pensent petit et devraient regarder plus loin. Comment l’expliquez-vous?
Il faut être local avec une mentalité globale. Apprendre avec les leaders du marché est essentiel. La livraison de repas online d’iFood est devenue une référence mondiale, comparable à celle des acteurs nord-américains et européens. Je pense que le pays dispose d’un énorme potentiel et que nous pouvons avoir de nombreuses entreprises de 10 milliards de dollars US. Chez Movile, nous travaillons pour atteindre cet objectif en formant des entreprises qui ont un potentiel international pour développer l’environnement d’affaire brésilien. Devenir global n’est plus une option, c’est devenu une nécessité. C’est pour cela qu’en visant uniquement le marché interne et en l’absence de stratégies qui affectent la vie des gens de manière globale, les entreprises brésiliennes sont devenues prisonnières de leurs propres limitations.
Comment échapper à ce piège et créer un environnement novateur réellement productif pour le pays?
Il faut penser grand et se concentrer sur la création d’entreprises globales. Il ne faut pas avoir de complexe d’infériorité. Je vois des gens accuser la crise économique et les problèmes de notre pays. Ces questions ne facilitent évidemment pas les choses mais je suis persuadé que les propres entrepreneurs sont en partie responsables de cette situation. Nous devons faire notre part, il faut croire au potentiel disruptif de la technologie et savoir que des trillions de dollars US iront dans les mains de nouvelles entreprises innovantes au cours de ces prochaines années. Il faut soutenir l’innovation et investir chaque fois plus dans des initiatives technologiques qui accélèrent cette transformation. Nous pouvons percevoir une tendance croissante dans ce domaine ces dernières années avec de grands investisseurs qui commencent à s’intéresser à l’Amérique Latine et je pense que ceci nous pousse vers une forte croissance, à l’exemple des grands investissements chinois, l’IPO de PagSeguro et l’apparition de licornes comme 99 et Nubank, entre autres.
Malgré leurs limitations, les universités brésiliennes, principalement publiques, forment des professionnels en mesure de fournir des solutions technologiques. Movile recrute directement ces personnes dans les universités?
Oui, nous avons des partenariats avec différentes entreprises juniors et des universités brésiliennes, comme l’UFSCar (Université Fédérale de São Carlos), l’USP (Université de São Paulo), l’Unicamp, l’UFPE (Université Fédérale de Pernambouc), entre autres. Nous misons sur la production de connaissance académique et nous disposons de divers programmes de stage.
Votre master à la FGV avait pour thème la modélisation du processus de croissance accélérée de startups. Jusqu’à quel point cela vous a-t-il aidé professionnellement?
Je pense que mon troisième cycle universitaire a été fondamental pour la croissance de Movile. J’ai étudié comment les entreprises internationales se développent, innovent, les stratégies de consolidation les plus efficaces, et j’ai pu appliquer cet enseignement pour améliorer le groupe que je préside. J’ai sans aucun doute mis mon master en pratique en changeant la stratégie de l’entreprise. Je crois beaucoup aux études et je ne crois pas à la séparation académique versus pratique, je crois aux deux. Il faut être académique pour apprendre et mettre ensuite cela en pratique, et ceci a été mon cas. J’encourage énormément les gens à étudier de manière continue. Après mon master à la FGV, j’ai suivi des cours à l’Université Stanford et maintenant je vais rentrer à Harvard, aux États-Unis. Cette capacité d’apprendre continuellement me donne les moyens de diriger une entreprise qui évolue et innove constamment.
Pour votre licence à l’Unicamp, vous avez participé à un projet thématique du professeur Secundino Soares Filho, sur les systèmes d’énergie électrique, à travers une bourse d’initiation scientifique de la FAPESP. L’expérience vous a-t-elle aidée d’une certaine manière quand vous vous êtes lancé comme chef d’entreprise de base technologique?
L’initiation scientifique a été mon premier contact avec l’innovation, l’académie est un premier pas pour commencer à penser à un master. Cela m’a permis de mieux me connecter avec l’Unicamp, d’interagir davantage avec mes collègues et professeurs et de me confronter à de nouvelles expériences et de nouveaux apprentissages dans le domaine technologique. Au cours de cette initiation scientifique, il m’est arrivé une chose très intéressante, car j’ai commencé à envisager la possibilité d’ouvrir une entreprise. J’ai fini par mettre la théorie en pratique.