Publié en Février 2012
Il s’en est fallu de peu pour qu’une grande parcelle de ce qui est aujourd’hui le Nordeste [Note de trad : la région nord-est] brésilien ne devienne une partie de l’Afrique pendant le mouvement des grands blocs rocheux qui forment les continents – ladite dérive des continents. D’abord apparue dans les années 1960, cette hypothèse d’une fracture du Nordeste revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec les découvertes obtenues par des chercheurs de l’Université Fédérale du Rio Grande do Norte (UFRN) et de l’Université de Brasília (UnB). Dans ce scénario qui a même été géologiquement ébauché avant d’être interrompu pour des raisons encore mal comprises, la surface de l’Amérique du sud serait beaucoup plus petite et le continent africain aurait plus la forme d’un triangle que l’actuel « L » renversé. D’après David Lopes de Castro, géophysicien de l’UFRN et l’un des quatre auteurs de l’étude : « Le carnaval de Salvador devrait être fêté de l’autre côté de l’océan ».
Publiée dans le Journal of Geodynamics, la recherche retrace l’évolution du bassin Potiguar, une formation située sur la côte de l’état du Ceará et du Rio Grande do Norte, la dernière partie de l’Amérique du sud à se détacher de l’Afrique. On le sait, les continents effectuent une danse constante tout au long du temps géologique : ils se rassemblent ou s’éloignent en fonction de la dynamique des plaques tectoniques. Ces plaques rigides qui peuvent avoir jusqu’à 100 km d’épaisseur glissent lentement en emportant avec elles ce qui se trouve à leur surface, un peu comme d’immenses flotteurs navigant sur l’intérieur pâteux de la terre.
Il y a près d’un demi-milliard d’années, l’Afrique, l’Amérique du sud, l’Australie, la péninsule arabique, l’Inde et l’Antarctique étaient réunies en un supercontinent que les géologues ont baptisé Gondwana.
Francisco Hilário Bezerra, coauteur de la recherche et professeur de l’UFRN, signale que « dans la région qui correspond aujourd’hui au nord-ouest africain et au nord-est sud-américain, il y avait une chaîne de montagnes pas très différentes des Andes ».
Comme il fallait s’y attendre vis-à-vis d’un morceau de terre sur le point de se séparer en deux, la région était instable. La séparation complète entre l’Amérique du sud et l’Afrique s’est produite il y a près de 100 millions d’années. La fissure a donné lieu au bassin Potiguar du côté américain et au bassin Bénoué du côté africain. Et au milieu, l’océan Atlantique.
Déchiffrage de la division
Les chercheurs brésiliens se sont proposés de rechercher les pièces du puzzle des deux côtés de l’océan afin de décrire plus particulièrement les caractéristiques géologiques du versant sudaméricain.
Ils ont travaillé avec des données gravimétriques et magnétométriques, des techniques aux noms compliqués mais qui se basent sur des concepts simples. La gravimétrie s’occupe des variations du champ gravitationnel de la terre, tandis que la magnétométrie mesure le champ magnétique. Aussi étrange que cela puisse paraître, la masse terrestre – responsable du champ gravitationnel – n’est pas distribuée de manière égale sur l’ensemble du globe. D’où des fluctuations régionales. Et c’est en analysant ces fluctuations que les géophysiciens réussissent à calculer ce qu’il y a sous le sol.
Il en est de même pour le champ magnétique. Suivant la composition des roches sous le sol, il est plus ou moins intense. « Cela dépend de l’intensité de magnétisation de chaque roche », explique David Castro. « Les roches sédimentaires qui forment le bassin Potiguar ont un champ magnétique de faible intensité, qui provoque un contraste avec les roches de la base ».
La plupart des données brutes n’ont pas été recueillies par les scientifiques eux-mêmes. Au Brésil, beaucoup d’informations viennent de relevés antérieurs effectués par le groupe pétrolier Petrobras et qui ont été repassés aux chercheurs par l’Agence Nationale du Pétrole (ANP). En Afrique, les informations proviennent de banques de données internationales consultables librement. Malgré tout, le groupe a eu besoin de collecter certaines données gravimétriques : ils ont circulé sur les routes des états du Rio Grande do Norte et du Ceará avec un gravimètre (dispositif un peu plus grand qu’un ordinateur conventionnel) afin de procéder à des mesures à différents points.
« Nous le placions sur le sol, nous mesurions et poursuivions notre voyage », observe Castro. Nombre de données fournies par l’ANP ont été recueillies par des relevés aériens – un avion survole la région et effectue des mesures qui aident à estimer le champ géomagnétique. Néanmoins, les chercheurs ont choisi de ne pas utiliser les données gravimétriques recueillies par satellites dans les régions continentales. Même s’ils offrent une très large couverture de tout le globe, la résolution ne serait pas suffisante pour donner le niveau de précision recherché pour détailler la constitution du bassin Potiguar et de ses environs.
Les chercheurs effectuaient en moyenne une mesure à chaque kilomètre (certaines des données obtenues par l’ANP sont moins espacées, de l’ordre de 500 mètres). Après avoir réuni toutes ces informations, ils ont pu estimer la configuration du sous-sol de la zone en question. La gravimétrie permet de vérifier les caractéristiques des roches jusqu’à 50 kilomètres de profondeur. Dans le cas de la magnétométrie, la portée est moins grande mais n’en reste pas moins impressionnante : près de 20 kilomètres.
Les données des deux techniques ont donc été rassemblées pour produire le relevé de la région ; à certains endroits, les chercheurs ont même réussi à cartographier la roche jusqu’à l’interface entre la croûte terrestre et la couche immédiatement inférieure, le manteau. Avec cela, ils sont parvenus à identifier l’alignement précis entre le bassin Potiguar et les deux autres, adjacents et situés plus au sud : le bassin Jatobá et le bassin Tucano-Recôncavo. Ensemble, leurs bordures tracent une ligne dans le sens nord-sud, qui va de la limite entre l’état du Ceará et celui du Rio Grande do Norte au nord-est de l’état de Bahia.
Fracture profonde
Grâce à l’analyse précise des données sur le bassin Potiguar, ils ont identifié l’alignement et la présence d’une fracture très profonde – qui laisse fortement supposer que Gondwana a commencé à se fracturer dans cette région plutôt qu’à l’est, où cela s’est finalement produit des millions d’années plus tard.
Face à cette découverte surprenante d’une quasi-fracture continentale, une question continue de se poser : Pourquoi? Pourquoi cela n’est-il pas allé jusqu’au bout ? Personne n’a de réponse exacte, mais on pense que cette région était plus résistante à la fracture que le lieu où elle a effectivement eu lieu, c’està- dire à des centaines de kilomètres plus à l’est. En outre, certains géologues suggèrent que la tension qui a commencé à l’intérieur du continent sud-américain a fini par s’acheminer vers d’autres failles et, conséquemment, provoquer la rupture ailleurs. Mais jusqu’à ce jour, aucune découverte conclusive n’explique encore l’interruption de la fracture en bordure du bassin Potiguar. Une raison supplémentaire pour continuer les recherches.
Le géologue Reinhardt Fuck de l’Université de Brasília fait partie du groupe de recherche brésilien. Ce groupe a approfondi une ligne de recherche créée au milieu des années 1990 par le chercheur Roland Raymond Trompette, qui fut professeur de l’Université de São Paulo et aujourd’hui travaille au CNRS. L’étude brésilienne valide les résultats du chercheur français, fournit plus de détails sur la géologie de la région et montre comment s’emboîtent les pièces du puzzle qui ont fini par se trouver de chaque côté de l’Atlantique.
Lorsque deux continents se séparent, la division n’est pas très différente de celles fabriquées par l’homme avec ses frontières. De même que le mur de Berlin a divisé des familles et même des maisons dans la capitale après la Seconde Guerre mondiale, la séparation entre l’Amérique du sud et l’Afrique a séparé des régions soeurs constituées par des formations géologiques qui commencent d’un côté de l’Atlantique et se terminent de l’autre. C’est la raison pour laquelle personne n’a été surpris de découvrir, avec les nouveaux relevés, des failles géologiques présentant une continuité linéaire de l’Amérique jusqu’à l’Afrique. Finalement, en 130 millions d’années les choses ont très peu changé, à l’exception de la naissance d’un océan entreles deux continents.
Le bassin Potiguar est doublement intéressant : en plus de sa curiosité scientifique, il recèle un potentiel économique – il s’agit d’une région où les réserves de pétrole sont considérables. D’où l’abondance de données recueillies par Petrobras. D’après Castro, « le bassin est ce qu’on a coutume d’appeler un champ pétrolier mûr, et les grandes réserves ont déjà été découvertes ».
Pour lui, l’étude peut aider les prospections futures, et pas seulement en Amérique du sud : « À partir des résultats, il est possible de rechercher les mêmes situations géologiques en Afrique. On dit qu’il y a aussi le pré-sel là-bas, comme ici ».
Les nouveaux résultats contribuent notamment à réalimenter la recherche de base. Autrement dit, tout commence par la prospection scientifique, se poursuit par l’exploitation économique, et avec les nouvelles données tout revient à la science. C’est ainsi que le cycle continue. Et Castro de conclure : « Nous sommes en train de rechercher les petits détails, d’essayer de comprendre l’histoire évolutive de la région. […] Et de manière générale, l’étude est aussi importante pour continuer à rechercher plus de pétrole, car nous connaissons de mieux en mieux les mécanismes qui le produisent et l’accumulent ».
Article scientifique
CASTRO, D.L. et al. « Influence of Neoproterozoic tectonic fabric on the origin of the Potiguar Basin, northeastern Brazil and its links with West Africa based on gravity and magnetic data ». Journal of Geodynamics. v. 54, pp. 29-42. mars 2012.
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