ZÉ VICENTEPublié en décembre 2014
Lors d’une expérimentation encore jugée impossible il y a à peine un an, une équipe coordonnée par Roberto Serra, physicien de l’Université Fédérale de l’ABC (Ufabc), a déterminé la quantité d’énergie qu’un noyau atomique pouvait gagner ou perdre quand il est atteint par une pulsation d’ondes radio. La plupart des chercheurs étaient convaincus que le comportement du noyau était imprévisible. Les probabilités que le noyau devienne plus chaud en absorbant l’énergie des ondes et refroidisse en transmettant une partie de son énergie à ces ondes étaient inconnues.
Les récentes expériences du Centre Brésilien de Recherches Physiques (CBPF) de Rio de Janeiro montrent que cet échange d’énergie obéit aux lois de la physique jamais testées dans le monde subatomique. Ces lois peuvent aider à mieux comprendre des réactions chimiques telle que la photosynthèse des plantes et à déterminer combien d’énergie les calculateurs quantiques utiliseront pour fonctionner. D’après Serra, « c’est la première expérimentation d’un nouveau domaine de la physique, la thermodynamique quantique ».
Les calculateurs quantiques promettent d’utiliser les lois de la mécanique quantique pour dépasser de manière phénoménale le pouvoir de calcul des ordinateurs conventionnels. Mais combien d’énergie ce nouveau type d’appareil va-t-il dépenser dans la pratique ? Combien de chaleur va-t-il produire en fonctionnant ? Aura-t-il besoin de réfrigération ? Répondre à ces questions est un des objectifs de la thermodynamique quantique.
Des questions similaires sont apparues pendant le XIXe siècle. Quelle était la quantité nécessaire que les fours devaient consommer et quelle température devaient atteindre les chaudières pour que les machines à vapeur atteignent leur efficacité maximale ? Les scientifiques de l’époque se sont aperçus que la chaleur et la capacité des machines à travailler étaient des formes différentes d’une même quantité physique, l’énergie, qui n’est jamais créée à partir du néant ni détruite, juste transformée. En analysant la conversion d’une forme d’énergie en une autre, ils ont découvert les lois de la thermodynamique classique.
Conformément à ces lois, l’énergie passe spontanément d’un volume dont la température est chaude à un autre plus froid. Et même la plus idéale des machines ne peut que convertir une partie de l’énergie disponible sous la forme de chaleur en énergie capable de réaliser des mouvements mécaniques, c’est-à-dire réaliser en physique ce que l’on connaît comme travail. « La thermodynamique impose des limites à n’importe quelle technologie », remarque Serra.
Les ingénieurs victoriens ont résolu leurs problèmes grâce à un petit truc. Leurs calculs ne fonctionnaient que lorsque les machines étaient thermiquement isolées du reste du monde, donc en échangeant peu de chaleur avec le milieu. En plus, il fallait que ces processus soient lents. Néanmoins, cela ne s’applique pas à la majorité des situations qui se produisent dans la nature – dans nombre de réactions chimiques, par exemple. Quand il est impossible d’isoler thermiquement un objet de son milieu pour une longue durée, la température augmente et diminue de manière apparemment imprévisible, au contraire de ce qui se passe dans les systèmes isolés où tout tend à l’équilibre.
C’est seulement en 1997 que le physicien chimiste Christopher Jarzynski a découvert une expression mathématique capable de calculer les variations d’énergie et de travail mécanique qui ont lieu en dehors de l’équilibre. Serra explique que « l’équation de Jarzynski et d’autres théorèmes de fluctuation permettent de mesurer en laboratoire la variation d’énergie d’une molécule avant et après une réaction ».
Avec une équipe de Californie, Jarzyn-ski a lui-même confirmé son équation en 2005 en observant le travail mécanique d’une molécule ARN étirée et allongée comme un ressort. Serra note cependant que malgré le microscope, le mouvement de la molécule ARN était suffisamment grand pour être calculé en utilisant la fameuse formule dérivée des lois de la mécanique de Newton: « travail = force x déplacement ».
Que ce soit dans ou en dehors de l’équilibre, les équations de la thermodynamique ont été déduites en utilisant la mécanique de Newton. Mais les lois de Newton ne fonctionnent pas pour plusieurs processus qui se produisent dans les molécules et pour tous ceux qui se produisent à l’intérieur des atomes, parce qu’il n’est pas possible d’y mesurer avec précision les forces et les déplacements. D’autres lois sont à considérer dans ces échelles, celles de la mécanique quantique. Serra voulait savoir si des équations comme celle de Jarzynski étaient valables dans ce monde subatomique afin de comprendre des réactions chimiques comme la photosynthèse. Dans la photosynthèse, des molécules dans les cellules des feuilles fonctionnent comme des machines quantiques qui absorbent l’énergie des particules de lumière et l’emmagasinent sous forme de molécules de sucre: « le processus est très efficace, il ne génère quasiment pas de chaleur. […] Des études suggèrent qu’il s’agit d’un processus quantique ».
Serra, ses étudiants et ses collègues de l’Ufabc tentaient depuis quelque temps d’étudier la thermodynamique quantique en laboratoire en collaboration avec l’équipe des physiciens Alexandre Souza, Ruben Auccauise, Roberto Sarthour et Ivan Oliveira, qui travaillent avec la technique de résonance magnétique nucléaire au CBPF. Les deux groupes ont déjà fait ensemble plusieurs découvertes.
Au centre de l’équipement du laboratoire du CBPF se trouve un petit tube à essai contenant une solution extrêmement pure de chloroforme dilué dans l’eau. La solution possède près d’un trillion de molécules de chloroforme et chacune contient un atome de carbone 13. Le noyau de ce type de carbone a une propriété quantique appelée spin, qui rappelle un peu l’aiguille d’une boussole magnétique et peut être représentée par une flèche. Sous un grand champ magnétique parallèle au tube, de bas en haut, les flèches de ces spins tendent à s’aligner avec le champ – la moitié de bas en haut et l’autre moitié de haut en bas. Le champ magnétique conduit les spins qui apparaissent de haut en bas à avoir plus d’énergie que ceux qui apparaissent de bas en haut.
Les physiciens manipulent les spins au moyen de champs électromagnétiques, qui oscillent autour d’une fréquence de 125 mégahertzs (l’équipement a besoin d’être isolé pour ne pas capter les stations de radio FM qui transmettent à cette fréquence). Ces manipulations sont faites par le biais de pulsations d’onde et ne durent que quelques microsecondes. L’expérimentation est si rapide que c’est comme si chaque atome de carbone du tube à essai était, pendant quelques instants, isolé du reste de l’univers et soumis à une température très proche du zéro absolu (-273° Celsius). Les chercheurs parviennent à diminuer ou à augmenter la différence d’énergie entre les spins vers le bas et vers le haut quand ils réduisent ou augmentent l’amplitude de leurs ondes radio. Quand ce changement d’amplitude est très rapide, les spins sortent de leur isolement thermique et commencent à absorber l’énergie des ondes radio (situation où les ondes réalisent un travail sur les spins) et à transmettre une partie de leur énergie pour les ondes (en réalisant un travail sur elles). Selon Serra, « cela est très difficile à mesurer parce que les spins des carbones peuvent échanger de l’énergie de quatre manières différentes, toutes en même temps et de manière probable. […] J’ai connu un groupe en Allemagne qui a essayé de faire cette même expérimentation pendant cinq ans sans succès ». De l’avis du physicien, l’échec du groupe allemand est dû au fait qu’il a tenté de mesurer directement combien de fois l’énergie était émise ou absorbée par les spins : « l’erreur accumulée dans ces mesures était si grande qu’à la fin ils n’ont rien réussi à déterminer ».
Mesure intelligente
La solution est arrivée à Serra en février 2013, lorsque le physicien Mauro Paternostro de la Queen’s University de Belfast a présenté un séminaire à l’Ufabc sur des types d’observations inédites du travail produit par des particules de lumière de manière indirecte. Paternostro, actuellement professeur visitant à l’Ufabc et Laura Mazzola, sa collègue à Belfast, ont alors commencé à échanger avec Serra, Accauise et le doctorant Thiago Batalhão sur la manière d’adapter ces techniques pour observer indirectement le travail des spins de carbone. Avec John Good de l’Université anglaise d’Oxford, l’équipe a découvert comment utiliser au mieux les spins des noyaux d’hydrogène des molécules de chloroforme pour observer les spins des atomes de carbone pendant qu’ils réalisent leur travail, et ce sans interférer sur le processus.
La précision de l’expérimentation a été suffisante pour enregistrer des variations de température sur les spins de carbone de l’ordre de billionièmes de degrés et vérifier que l’équation de Jarzynski est valable à l’échelle subatomique. L’autre résultat intéressant a été le suivant : les spins de carbone possèdent une plus grande tendance à extraire l’énergie des ondes radio quand l’amplitude de la pulsation de l’onde est réduite. La tendance s’inverse quand l’amplitude de l’onde est augmentée : les spins tendent à transférer de l’énergie vers les ondes – autrement dit, à réaliser un travail sur les ondes.
Serra pense qu’il est possible d’« exploiter cette différence pour créer une machine thermique quantique ». La machine fonctionnerait en alternant des pulsations d’amplitude réduite et augmentée entre deux états d’équilibre thermique, chacun d’une température différente (cf. encadré). La machine fonctionnerait comme un moteur à combustion, qui effectue un travail mécanique avec une partie de l’énergie chimique transformée en chaleur avec l’explosion du combustible.
La machine de spins aurait peu d’utilités : le travail produit fournirait une énergie infime pour les ondes radio, juste assez pour faire bouger le spin d’un noyau atomique quelconque. Serra est plus intéressé par la mesure d’énergie qu’elle dépense et par la chaleur qu’elle dissipe pendant son fonctionnement.
Pour Lucas Céleri, physicien de l’Université Fédérale de Goiás, « la technique appliquée dans cette expérimentation possède un grand potentiel ». Céleri prévoit d’observer au début de l’année prochaine la thermodynamique d’une seule particule de lumière en partenariat avec les physiciens Paulo Souto Ribeiro et Stephen Walborn, de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro : « Des avancées expérimentales sont très rares dans la thermodynamique quantique à cause de la nécessité de contrôler le système quantique et son isolement du milieu ».
Projet
Institut National de Science et Technologie d’Information Quantique (n° 2008/57856-6); Modalité Projet Thématique; Chercheur responsable Amir Caldeira (Unicamp); Investissement 1 384 811,24 reais (FAPESP) et 5 700 000,00 reais (CNPq).
Article scientifique
BATALHÃO, T. B. et al. Experimental reconstruction of work distribution and study of fluctuation relations in a closed quantum system. Physical Review Letters. v. 113 (14), 3 oct. 2014.