Il y a 5 ans, le chirurgien Paulo Alcântara a été surpris de voir que deux patients de l’Hôpital Universitaire de l’Université de São Paulo (HU-USP), présentant le même âge et le même stade avancé de cancer de l’estomac, réagissaient différemment au traitement. L’un était obèse et l’autre, au contraire, très maigre. La maigreur était une expression de la cachexie, syndrome caractérisé par la perte continue de masse musculaire et d’appétit qui peut accompagner – et aggraver – le cancer mais aussi le Sida, l’insuffisance cardiaque et la maladie pulmonaire obstructive chronique (MPOC). Observée chez 40 % des personnes atteintes d’un cancer et chez 80 % des patients hospitalisés pour des tumeurs malignes, la cachexie rend plus difficile le traitement et est responsable de 20 % des morts provoquées par cette maladie. Le patient maigre est décédé 1 an et demi plus tard des suites du cancer et de la cachexie, tandis que l’autre a vécu 4 ans de plus.
Intrigué par cette situation, Alcântara a contacté la biologiste Marília Seelander, qui étudie les relations entre activité physique, inflammation et cancer depuis 25 ans à l’Institut des Sciences Biomédicales de l’Université de São Paulo (ICB-USP). Sur la base des résultats d’expérimentations animales, les deux chercheurs ont projeté une étude pour évaluer les effets possibles de l’activité physique sur des personnes atteintes de cancer et de cachexie.
Les résultats préliminaires des tests à l’Hôpital Universitaire (HU) indiquent qu’un programme d’exercices physiques – marcher ou courir sur un tapis de course 1 heure/jour pendant 6 semaines, au sein même de l’hôpital – peut réduire les processus inflammatoires qui entraînent la perte de poids. Les participants atteints de cancer et de cachexie ont repris de la masse musculaire, retrouvé l’appétit et présenté une meilleure récupération post-opératoire que ceux qui ne sont pas atteints de cachexie. On a également observé un changement du profil des cytokines, les protéines qui activent les cellules de défense : les niveaux de cytokines pro-inflammatoires, qui causent et aggravent la cachexie, ont chuté, et ceux de cytokines anti-inflammatoires ont augmenté.
Jusqu’à présent, 332 patients ayant un cancer de l’estomac, du pancréas et de l’intestin – avec et sans cachexie – ont participé à l’étude ; 272 ont formé le groupe de sédentaires et 50 celui de ceux qui ont réalisé un entraînement physique. D’après Alcântara, « le blocage de la cachexie pourrait permettre un traitement plus intensif, favoriser la qualité de vie et augmenter la survie des patients. […] Mais nous devons arriver à 100 cas dans chaque groupe de personnes avec et sans cancer et avec et sans cachexie pour obtenir des résultats statistiques significatifs ». Les études en cours, présentées en 2015 dans un article de la revue Current Opinion in Supportive and Palliative Care, réunissent des équipes de l’USP, de l’Institut du Cancer de l’état de São Paulo (Icesp), de la Santa Casa et de l’hôpital Santa Marcelina.
Aucune recherche scientifique n’a encore été menée jusqu’à la fin sur l’action des activités physiques sur des personnes atteintes de cancer et de cachexie, mais leurs effets ont été observés sur des personnes souffrant de MPOC. Un groupe de chercheurs d’Allemagne et de Hollande a constaté que des exercices intenses pendant 4 mois amélioraient l’état de santé et la force musculaire de personnes atteintes de MPOC et de cachexie en comparaison avec celles ayant reçu un supplément nutritionnel et avec le groupe contrôle. L’étude a été menée avec 81 personnes et publiée en juin 2017 dans le Journal of Cachexia, Sarcopenia and Muscle.
Alcântara explique que « les altérations métaboliques caractéristiques de la cachexie affaiblissent l’organisme, favorisent la croissance tumorale et gênent le traitement ». L’après-midi du 13 juin, il a participé à une réunion à l’UCB où les chercheurs de l’équipe de Marília Seelander ont présenté les résultats des analyses de sang et de tissus recueillis sur les participants du HU. Les individus atteints de cachexie ont présenté une réduction du métabolisme de protéines et des niveaux de deux hormones : la leptine, qui régule l’appétit, et l’insuline, qui favorise l’absorption de glucose par les cellules. Le fonctionnement de l’hypothalamus, région du système nerveux central qui contrôle la faim, était altéré. Les communautés bactériennes de l’intestin, qui pouvaient causer ou aggraver des processus inflammatoires, ont changé, et les muscles (y compris celui du cœur) étaient plus faibles. Pour Seelander, « le déséquilibre provoqué par la cachexie est si grand que les personnes continuent de perdre du poids, même quand ils reçoivent un complément nutritionnel, parce que les cellules n’arrivent plus à absorber les nutriments ».
La cachexie a été enregistrée pour la première fois par le médecin et philosophe grec Hippocrate (460-370 av. J.-C.), et décrite comme un abattement profond par le médecin français Paul Broca (1824-1880) dans son traité sur les tumeurs publié en 1866. Le médecin brésilien Alfredo Leal Pimenta Bueno (1886-s/d) l’a présentée comme un des signes de la période terminale du cancer ; il en a analysé l’origine dans une série d’articles publiés dans la revue Brasil Médico entre 1926 et 1928.
L’oncologue Gilberto de Castro Jr, de l’Icesp, observe que « la cachexie favorise la croissance des tumeurs et peut évoluer au point de devenir irréversible ». Ainsi, traiter la tumeur ne résout pas toujours le problème de la cachexie. « L’activité physique peut d’une certaine manière la bloquer et être une thérapie de soutien. […] Nous devons encore définir l’intensité, la fréquence et la durée des exercices les plus appropriés, mais il faut inciter les patients souffrant de cancer à bouger plus ». Plusieurs études ont déjà souligné les bénéfices de l’activité physique dans la lutte contre le cancer.
En laboratoire
Des expérimentations avec des modèles animaux à l’École d’Éducation Physique et de Sport de l’USP ont permis à Patrícia Chakur Brum, professeure d’éducation physique, d’affirmer que « l’entraînement physique minimise la cachexie ». Avec son équipe, elle a utilisé deux groupes de rats ayant une tumeur Walker 256 – tumeur utilisée dans des études expérimentales parce qu’elle grandit vite et induit l’atrophie musculaire caractéristique de la cachexie. Un groupe était composé d’animaux sédentaires et l’autre devait faire des exercices sur un tapis de course 1 fois/jour pendant 15 jours ; les exercices ont commencé un jour après l’injection des cellules tumorales. Les animaux ayant pratiqué des exercices ont présenté une survie 31 % supérieure à celle de l’autre groupe, même sans réduction au niveau du rythme de la progression de ce type de tumeur, très agressif.
La professeure a constaté une amélioration du fonctionnement des cellules musculaires chez les animaux pratiquant une activité physique : « l’entraînement physique n’agit pas directement sur la tumeur, mais il rend les muscles plus fonctionnels ». Son groupe s’est aussi aperçu que l’activité physique préalable pouvait retarder le début de la tumeur de la peau et du sein chez des souris. Dans le laboratoire de l’ICB, les résultats de Marília Seelander ont été plus significatifs : chez les animaux qui ont dû courir ou nager dans un programme plus long d’exercices, la taille de la tumeur Walker 256 a diminué d’environ 50 %.
Si la perte de la masse musculaire en est l’expression la plus visible, elle n’est pas la cause mais une des conséquences du processus qui amène l’organisme à s’affaiblir. « Nous ne savons pas encore comment et quand la cachexie commence », observe l’éducateur physique Miguel Luiz Batista Júnior, professeur de l’Université de Mogi das Cruzes (UMC). Le début doit être une inflammation activée par une production intense de cytokines pro-inflammatoires, surtout l’interleukine-6 (IL-6), comme résultat de l’action des cellules de défense contre les tumeurs. D’après Batista Júnior, « « le niveau d’IL-6 en circulation dans le courant sanguin augmente deux à trois fois chez les personnes souffrant de cancer et cinq à six fois chez celles qui souffrent de cachexie ». Batista étudie les mécanismes de la cachexie depuis 2008 en collaboration avec le groupe de l’USP et de l’Université nord-américaine de Boston .
Autres stratégies
Sur la base d’échantillons de tissus de personnes ayant un cancer, les équipes de l’UMC et de l’USP ont constaté que le tissu adipeux blanc sous-cutané s’atrophie et devient fibreux à cause de l’accumulation de cellules de défense et de la formation d’une maille externe de la protéine collagène sur les adipocytes, comme cela a été détaillé dans un article publié en 2016 dans Journal of Cachexia, Sarcopenia and Muscle. « En conséquence, le tissu adipeux perd sa fonction de stockage d’énergie pour l’organisme », souligne Batista.
Des niveaux faibles d’albumine et des niveaux élevés de protéine C réactive pourraient indiquer le début de la cachexie
Dans son laboratoire, Batista a testé la pioglitazone, déjà utilisée contre le diabète, pour stopper la cachexie. Le médicament a interrompu la réduction de la masse musculaire et augmenté de 27 % la survie des rats ayant une tumeur Walker 256 (par rapport aux animaux du groupe contrôle). Décrite en 2015 dans Plos One, cette étude suggère que la pioglitazone pourrait être utilisée aux stades initiaux et terminaux de la cachexie parce qu’elle réduit la résistance à l’insuline et facilite l’absorption de glucose par les cellules, même si elle est susceptible de provoquer des dommages au niveau du cœur. Des études cliniques en cours aux États-Unis évaluent également les possibilités d’utilisation d’un antidiabétique, la metformine, et d’autres médicaments comme la ghréline et l’anamoreline.
À l’Institut de Biologie de l’Université d’état de Campinas (IB-Unicamp), la biologiste Maria Cristina Marcondes a constaté que la leucine, acide aminé ayant une action anti-inflammatoire, évite la dégradation musculaire chez des rats atteints d’une tumeur Walker 256 : « La tumeur continue à grandir, mais les animaux récupèrent au moins 25 % de la masse musculaire ». Son groupe recherche aussi des marqueurs moléculaires capables d’informer sur le début du syndrome, pour aider les équipes médicales à poser un diagnostic et à agir le plus vite possible pour stopper la perte de poids et le déséquilibre organique des personnes souffrant de cancer et de cachexie.
La mesure d’IL-6 et d’autres cytokines inflammatoires étant chère, Marília Seelander pense qu’une alternative serait d’utiliser les examens des niveaux de la protéine C réactive (CRP) du foie et deux autres du sang, l’hémoglobine et l’albumine. Pour elle, des valeurs très élevées de la PCR et des valeurs très en-dessous de la normale de l’albumine et de l’hémoglobine pourraient indiquer le début de la cachexie avant la perte de la masse musculaire. En outre, des taches claires sur les muscles visibles sur les images de tomographie pourraient indiquer une infiltration de graisse ou de cellules du tissu adipeux, autrement dit le début d’un processus inflammatoire capable de conduire à la perte musculaire.
Au fur et à mesure de leurs avancées, ces propositions doivent aider à stopper un problème qui apparaît seulement lorsque la perte de la masse musculaire est déjà évidente. Au cours des années à venir, il est possible que le traitement de la cachexie associe plusieurs stratégies comme les compléments alimentaires, les activités physiques et de nouveaux médicaments pour barrer la route aux déséquilibres organiques qui aggravent l’évolution du cancer et d’autres maladies. Mais la question que se pose le médecin Paulo Alcântara depuis 5 ans reste encore sans réponse : pourquoi certaines personnes du même âge et au même stade du cancer souffrent-elles de cachexie et d’autres non ? S’il existe des hypothèses, elles restent encore difficiles à prouver.
D’après des études menées aux États-Unis, l’activité physique aide à prévenir le cancer, favorise la récupération post-chirurgicale et réduit les effets collatéraux des médicaments, le retour des tumeurs et la mortalité. Dans un article publié en 2016 dans le Journal of American Medical Association (Jama), Steven Moore et son équipe d’épidémiologie nord-américaine de l’Institut National du Cancer ont présenté l’analyse de 12 études sur les effets de l’activité physique sur 26 types de cancer – des études qui ont eu lieu aux États-Unis et en Europe sur un échantillon de 1,4 million de personnes suivies pendant 11 ans. Les chercheurs ont associé la pratique de l’activité physique modérée ou intense pendant les heures de loisirs, comme la marche, à un risque moins élevé de 13 types de cancer, et une baisse plus accentuée des tumeurs de l’œsophage (incidence de moins de 42 %) et du sein (chute de 10 %), même chez les personnes obèses et fumeuses.
Si les médecins et les personnes souffrant d’un cancer adoptaient l’activité physique comme une partie du traitement, on assisterait au même phénomène que celui observé dans le traitement des maladies du cœur. C’est en tout cas l’avis de l’éducateur physique Carlos Eduardo Negrão, professeur de l’École d’Éducation Physique et Sportive de la Faculté de Médecine et directeur de l’Unité de Réhabilitation Cardiovasculaire et de Physiologie de l’Exercice de l’Institut du Cœur (InCor) de l’USP : « Jusqu’aux années 1970, on conseillait aux personnes souffrant d’insuffisance cardiaque de ne pas faire d’activités physiques. Ensuite, cela a commencé à faire partie des recommandations. Et aujourd’hui, c’est une partie importante du traitement. […] Pour le cancer, le chemin va sans doute être le même ».
Deux études récentes de son groupe à l’InCor, publiées en 2014 et 2016 dans l’American Journal of Physiology – Heart and Circulatory Physiology, ont montré que l’activité physique chez des personnes ayant des problèmes cardiaques pouvait désactiver les processus de dégradation de protéines des cellules des muscles, stimuler la production de cytokines anti-inflammatoires et améliorer le flux de calcium, fondamental pour le bon fonctionnement des muscles, surtout du cœur, dont le fonctionnement peut être endommagé par les médicaments antitumoraux et par la cachexie. Dans un article publié en mai 2017 dans Oncology Reports, des chercheurs français ont observé que « l’activité physique est une stratégie non médicamenteuse intéressante pour contrebalancer les déficiences cardiaques induites par la cachexie ». Ils ont aussi mis l’accent sur le fait que les exercices aérobiques ont des effets anti-inflammatoires et évitent l’atrophie du muscle cardiaque.
Publié en août 2017
Projets
1. Inflammation systémique chez des patients présentant une cachexie en lien avec le cancer: mécanismes et stratégies thérapeutiques, une approche en médecine translationnelle (n° 12/50079-0) ; Modalité: Projet thématique; Chercheuse responsable: Marília Cerqueira Leite Seelander (USP); Investissement: 2 246 952,23 R$
2. Bases moléculaires de la cachexie: Adipogenèse et remodelage de la matrice extracellulaire du tissu adipeux blanc de patients atteints de cancer gastro-intestinal (n° 10/51078-1); Modalité: Projet Jeune Chercheur; Responsable: Miguel Luiz Batista Jr. (UMC); Investissement : 910 407,63 R$
Articles scientifiques
ANTUNES-CORREA, L. M. et alii. « Molecular basis for the improvement in muscle metaboreflex and mechanoreflex control in exercise-trained humans with chronic heart failure », American Journal of Physiology. v. 307, n. 11, pp. 1655-66, 2014.
BATISTA, M. L. Jr., « Cachexia-associated adipose tissue morphologicalrearrangement in gastrointestinal cancer patients », Journal of Cachexia, Sarcopenia and Muscle. v. 7, n. 1, pp. 37-47, 2016.
BELLOUM, Y. et alii. « Cancer-induced cardiac cachexia : Pathogenesis and impact of physical activity », Oncology Reports. v. 37, n. 5, pp. 2543-52, 2017.
BELUZI, M. et alii. « Pioglitazone treatment increases survival and prevents body weightloss in tumor– bearing animals: Possible anti-cachectic effect », PLoS One, v. 10, n. 3, pp. 1-16, 2015.
LIRA, F.S. et alii. « The therapeutic potential of exercise to treat cachexia », Current Opinion in Supportive and Palliative Care. v. 9,
n. 4, pp. 317-24, 2015.
MOORE, S. C. et alii. « Association of leisure-time physical activity with risk of 26 types of cancer in 1.44 million adults », Jama Internal Medicine. v. 176, n. 6, pp. 816-25, 2016.
NOBRE, T. S. et alii. « Exercise training improves neurovascular control and calcium cycling gene expression in patients with heart failure with cardiac resynchronization therapy », American Journal of Physiology. v. 311, n. 5, pp. 1180-88, 2016.
VAN DE BOOL, C. et alii. « A randomized clinical trial investigating the efficacy of targeted nutrition as adjunct to exercise training in COPD », Journal of Cachexia, Sarcopenia and Muscle. 2017 (à paraître).