Publié en juin 2012
Les apelles [Cebus (Sapajus) apella] et les capucins des Ka’apor [Cebus (Cebus) Kaapori] sont des singes qui existent en Amérique centrale, dans toute l’Amazonie, dans la caatinga (forêt épineuse du nord-est), dans le cerrado (région de savane néotropicale), dans l’ensemble de la forêt atlantique et jusqu’en Argentine. Disséminés sur cette vaste zone, ils présentent de grandes variations en termes de forme, couleur, taille, préférences alimentaires et comportement. Ce sont des primates dont le système social complexe attire l’attention, et ils sont capables d’utiliser des outils – une habileté rare. Malgré la grande variation entre les espèces, les spécialistes classaient encore récemment les apelles et les capucins des Ka’apor dans le même genre, Cebus, et la plupart étaient scientifiquement enregistrés sous le nom de Cebus apella. Depuis une dizaine d’années, la classification de ces primates connaît une révolution en raison du travail de chercheurs brésiliens et étrangers. D’après le primatologue brésilien Jean-Philippe Boubli, « leur taxonomie se basait encore sur le travail des naturalistes. [ …] L’ère de la technologie moléculaire est en train de permettre toute une réorganisation ».
Avec sa collègue nord-américaine Jessica Lynch Alfaro de l’Université de Californie à Los Angeles, il a organisé un symposium sur ces singes à l’occasion d’un congrès en 2010 au Japon ; au moment de ce symposium, il était chercheur à la Wildlife Conservation Society. Réunissant les chercheurs les plus en avance sur le thème, la rencontre a donné naissance à un numéro spécial de la revue American Journal of Primatology, publié en avril 2012.
Quand elle étudiait le comportement de ces singes à Caratinga (dans l’état de Minas Gerais), Jessica L. Alfaro voyait des différences entre eux et ceux d’autres lieux, cependant elle ne disposait pas d’un contexte évolutif pour évaluer d’où ils venaient : « On ne savait pas depuis quand les groupes étaient séparés ni quel lien de parenté les unissait ». L’animal qu’elle étudiait alors s’appelle désormais le sapajou noir (Sapajus Nigritus) – différent depuis qu’il y a eu un changement des genres et des espèces. Le premier changement a été suggéré par José de Sousa e Silva Júnior dans sa thèse de doctorat, soutenue en 2001 à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro. Il y proposait deux sous-genres : Cebus pour les capucins des Ka’apor, plus minces, présents de l’Amazonie en direction du nord ; et Sapajus pour les apelles, plus robustes et très souvent caractérisés par une houppe, présents de l’Amazonie vers le sud. Boubli estime que la division proposée fut « une démarche courageuse, […] et qu’à présent il faut aller de l’avant ».
Ce n’est qu’aujourd’hui, environ une décennie plus tard, que la sous-division s’est amplifiée dans le travail d’Alfaro, Boubli et leurs collaborateurs, publié en février 2012 dans la revue Jornal of Biogeography. Les vastes analyses génétiques surtout effectuées dans le laboratoire d’Alfaro mais aussi dans celui d’Izeni Farias, de l’Université Fédérale de l’état d’Amazonas (Ufm), ont démontré que les Cebus et Sapajus diffèrent au point d’être considérés comme des genres distincts, et ce malgré une taille similaire (un peu plus de 2 kg pour les deux). Plus spécifiquement, l’étude a montré que les deux lignées se sont séparées il y a plus de 6 millions d’années – la même durée que celle qui sépare l’apparition des chimpanzés et des êtres humains à partir d’un ancêtre commun. Le changement a été accepté par la plupart des primatologues et se trouve dans l’Annoted checklist of brazilian mammals publiée en avril par l’organisation Conservation International. Mais comme cela est monnaie courante dans le milieu scientifique, le changement ne fait pas l’unanimité. Dans un commentaire publié il y a peu sur le site Internet de la revue American Journal of Primatology, Alfred Rosenberger du Brooklyn College de New York pense que cette division entre les apelles et les capucins des Ka’apor] a été quelque peu hâtive, voire inutile. S’il ne critique pas les fondements génétiques, il affirme qu’une répartition exagérée peut créer des espèces rares qui obtiennent plus de ressources pour la conservation, même si cela ne se justifie pas d’un point de vue scientifique. La discussion se dirige plus vers le champ philosophique, avec la remise en question de la fluidité du concept d’« espèce », qui n’a pas de frontières définies.
Jessica L. Alfaro est convaincue de ses conclusions. À partir du séquençage génétique, des techniques permettant d’estimer la date des ramifications sur l’arbre généalogique de ces primates et de la géographie de leur distribution actuelle, le groupe qu’elle dirige a formulé une proposition sur la trajectoire de ces animaux au cours de l’évolution. La formation du fleuve Amazonas a créé une séparation nord-sud qui a isolé les primates qui vivaient là et donné lieu aux branches généalogiques Cebus et Sapajus. Au cours des près de 4 millions d’années qui ont suivi, on ne sait pas exactement ce qui s’est passé. C’est seulement il y a environ 2 millions d’années que le groupe qui a donné naissance aux singes plus robustes s’est répandu dans la forêt atlantique sans laisser de descendants en Amazonie. L’occupation de tout le littoral brésilien a été rapide et s’est fait en même temps qu’une grande diversification d’espèces. Il y a près de 700 000 ans, l’expansion au sud est arrivée jusqu’en Argentine, près des chutes d’Iguaçu, et s’est dirigée vers le nord en occupant le cerrado dans la région centrale du Brésil. Puis, environ 400 000 ans auparavant, ils sont arrivés à nouveau en Amazonie ; là, ils ont rencontré leurs parents plus « délicats » qui s’étaient répandus dans la région nord, autour des Andes et jusqu’au Costa Rica, en Amérique centrale.
Cette nouvelle invasion relativement récente de l’Amazonie par les apelles explique leur faible diversité sur place en nombre d’espèces, ainsi que la compétition qui s’est établie entre les deux genres séparés pendant des millions d’années. Jessica L. Alfaro explique que « les Sapajus réussissent à utiliser une plus grande variété de ressources, comme casser des fruits plus durs ». C’est pour-quoi quand ils cohabitent avec leurs cousins du nord ce qui est commun dans l’ouest de l’Amazonie entre les Cebus albifrons et les Sapajus macrocephalus la densité des plus minces est plus réduite. Boubli a analysé plus en détail la diversité génétique des Cebus, dans un article publié dans le numéro spécial de l’American Journal of Primatology, et montré que ces animaux peu étudiés abritent une énorme diversité. Izeni Farias, la généticienne responsable des analyses génétiques, n’a pas été surprise : « La distribution étant très large, il fallait s’attendre à une grande variation ». Elle est chargée de la coordination d’un projet du Système National de Recherche en Biodiversité (Sisbiota), qui s’attache à échantillonner la diversité génétique des vertébrés amazoniens.
Grand habitué des déplacements dans la jungle amazonienne, Boubli voit l’étude génétique comme un point de départ indiquant le besoin de nouvelles études : « Les interfluves des cours d’eau tels que le Jaú, le Purus et d’autres séparent des populations qui peuvent rester isolées assez longtemps pour devenir des espèces ». À titre d’exemple, il a observé les singes des deux rives du fleuve Negro et qui, conformément aux données génétiques, sont séparés depuis 1 million d’années : « Quand on les regarde, ils paraissent égaux. Mais s’agit-il d’espèces différentes ? »
À L´oeil nu
Dans l’amplitude tridimensionnelle de l’Amazonie, recueillir du matériel pour des études génétiques n’est pas une tâche facile. Des études dans les domaines de l’écologie et du comportement sont encore plus compliquées, d’où l’ignorance quasi-totale sur les animaux qui y vivent. La plupart des études qui impliquent une observation ont lieu dans des zones facilement accessibles, où les singes sont déjà habitués à la présence humaine. C’est pourquoi au Brésil les Sapajus sont beaucoup plus étudiés que les Cebus. Et il y a une grande variation d’une espèce à l’autre.
Un groupe mené par Patrícia Izar, de l’Institut de Psychologie de l’Université de São Paulo (IPUSP), indique dans un article de l’American Journal of Primatology que cette variation dépend en partie du milieu. L’équipe a comparé le sapajou noir (Sapajus nigritus) du Parc Carlos Botelho, dans la province de São Paulo, et le sapajou à barbe (Sapajus libidinosus) de la Fazenda Boa Vista, dans la ville de Gilbués, état du Piauí. Les différences écologiques sont marquantes : une espèce de la forêt atlantique, qui passe la plus grande partie de son temps au sommet des arbres, et une autre de la caatinga, qui se déplace plus sur un sol où la végétation est moins généreuse.
C’est peut-être à cause du milieu plus ouvert que les singes du nord-est ont paru être plus dérangés par la présence des chercheurs, allant jusqu’à émettre parfois des cris d’alarme comme s’il s’agissait de prédateurs. Cette plus grande perception du risque de l’entourage peut être à l’origine de la meilleure cohésion des groupes sociaux au sein de cette espèce que de celle de la forêt de l’état de São Paulo. D’autre part, la plus faible disponibilité d’aliments dans la forêt plus exubérante – un paradoxe – affecte également la structure du groupe : dans le parc Carlos Botelha, le groupe se disperse très souvent en quête d’un bon repas. Les palmiers de la caatinga produisent différents types de noix de coco riches en substances nutritives et qui exigent une compétence de ceux qui souhaitent les consommer : l’utilisation d’outils, un comportement commun chez les Sapajus mais jamais observé chez les Cebus.
D’après Tiago Falótico de l’IP-USP, « les registres d’utilisation d’instruments sont très rares chez les singes arboricoles ». Dans sa thèse de doctorat achevée en 2011 sous la direction d’Eduardo Ottoni, il a montré que ce comportement est, de même que l’aspect écologique, influencé par la culture des groupes : « Les singes du Parc National de la Serra da Capivara [autre local dans l’état du Piauí] ont une capacité instrumentale beaucoup plus variée que ceux de Gilbués ». À Gilbués, les noix de coco de différents palmiers (piaçava, catulé et catuli) sont très grandes et difficiles à casser, mais cela ne décourage en rien les sapajous à barbe : ils prennent des pierres qui peuvent peser jusqu’à 3 kilos (pratiquement leur propre poids), les soulèvent et les abattent sur la noix de coco posée sur une pierre plate. « Parfois les femelles ont besoin de sauter avec la pierre et utiliser la force de la chute pour arriver à casser les noix de coco », observe le chercheur.
Mais la créativité s’arrête là à Gilbués. Quant aux groupes de la région montagneuse de la Capivara, ils n’ont pas de noix de coco à casser (cependant ils ouvrent des noix de cajou à coups de pierre) mais ils utilisent le même type d’instrument pour gratter le sol sableux en quête de racines et d’araignées qui vivent dans des nids souterrains. D’autre part, ils sont experts dans l’art de fabriquer et de manier des baguettes pour prendre du miel des ruches et faire sortir des bourdons et autres insectes des creux des troncs d’arbres. Ils utilisent aussi de longs bâtons pour expulser des lézards des fentes des murs en pierre rouge qui s’élèvent jusqu’à 50 mètres au-dessus du sol. De l’avis de Tiago Falótico, « la différence de comportement entre des groupes de la même espèce dans un environnement similaire indique qu’ils peuvent avoir des traditions transmises par apprentissage social ». À noter encore l’utilisation curieuse d’instruments par les femelles d’un seul groupe du Parc de la Serra da Capivara : elles lancent des pierres sur les mâles pour attirer leur attention pendant la courte période du rut.
Étudié dans l’état du Rio Grande do Norte par Ricardo Emidio et Renata Ferreira de l’Université Fédérale du Rio Grande do Norte, le sapajou blond (S. flavious) est un autre adepte de l’utilisation d’instruments. Dans la réalité, peu d’études ont été menées sur cette espèce qui était encore il y a peu seulement connue à travers une peinture du XVIIIe siècle – personne ne savait si l’animal existait vraiment.
Habiletés Alternatives
Même s’ils n’utilisent pas d’instruments dans leur quotidien, les apelles des forêts possèdent des habiletés manuelles. C’est ce qu’a montré l’équipe du primatologue Júlio Cesar Bicca-Marques de l’Université Catholique Pontificale du Rio Grande do Sul (PUCRS) à travers des expérime-ntations avec des sapajous noirs : il a placé des bananes dans des boîtes en plastique acrylique sur des plateformes dans une propriété privée de la ville de Porto Alegre. Créé par l’anthropologue Paul Garber de l’Université d’Illinois et coauteur de l’article, l’expérimentation a donné des résultats similaires à ceux obtenus par le nord-américain avec le capucin moine (Cebus capucinus) du Costa Rica. Dans la première version du défi à relever, les singes devaient tirer une baguette pour faire tomber la banane à portée de leurs pattes. Les deux mâles du groupe ont appris le truc facilement. Mais quand l’expérience a changé et qu’il fallait pousser la baguette, la réussite ne s’est pas répétée. Pour le chercheur, le problème ne viendrait pas du manque de capacité à résoudre des problèmes : « L’association a été très facile, mais ils semblent avoir besoin de plus de temps pour effacer ce qu’ils ont appris ». Il prévoit dans le futur de recommencer l’expérimentation en débutant par la deuxième version, afin de prouver son hypothèse.
Il existe un autre type d’instrument, très différent : l’habitude de frotter des produits divers, comme des fruits ou des insectes, sur le pelage. Il y a encore peu de temps, cette coutume avait été beaucoup plus observée chez les Cebus que chez les Sapajus. Jessica L. Alfaro a réuni les informations recueillies par plusieurs chercheurs dans un article : « Comme c’est un comportement observé occasionnellement chez les Sapajus, presque personne n’avait assez de données pour publier ».
D’une manière générale, le travail a montré que les Cebus sont plus enclins que leurs cousins à frotter sur leur pelage quasiment tout ce qu’ils trouvent, avec une préférence pour les produits végétaux comme les fruits citriques et les feuilles. Le comportement est plus rare chez les Sapajus, qui – surtout dans la forêt atlantique – limitent le geste à des insectes. Le choix du matériel pour se badigeonner a une influence écologique – ce qui est disponible –, mais il y a une différence intrinsèque décisive entre les deux genres. « Dans le Parc National Manu au Pérou, les Sapajus ne se frottent pas et les Cebus si ».
Dans une étude réalisée au Parc Zoologique de Tietê (São Paulo) et publiée en 2007, Falótico et sa collègue Michele Veredane signalent que les apelles de la forêt atlantique ont une nette préférence pour les fourmis ; pendant la saison sèche surtout, quand il y a plus de tiques, les singes prennent des poignées de fourmis et se frottent minutieusement le corps. Le chercheur de l’USP explique qu’« elles [fourmis] libèrent un acide formique qui a une action répulsive sur les tiques ». Avec Veredane, ils ont prouvé l’effet en passant la substance sur le doigt et en l’insérant dans un bocal de tiques, dans le cadre d’une expérimentation où ils ont compté le temps passé sur le doigt et la distance parcourue. Falótico a observé le même comportement dans l’état du Piauí : là, les singes frottent des scolopendres qui sont une source de benzoquinone, une substance répulsive contre les moustiques.
D’autres observations recueillies par Jessica L. Alfaro ont permis de répertorier le frottement des apelles, de montrer que le procédé ne se limite pas à une préférence cosmétique et possède une utilisation pratique, voire médicinale. Le cas des capucins à front blanc (Cebus albifrons) est curieux : ils vivent au milieu d’un hameau de l’Amazonie équatorienne et ont l’habitude de voler le pain de savon utilisé pour la lessive pour prendre leur bain. On dispose désormais d’un grand nombre de nouveautés sur les apelles, mais les spécialistes sont cependant loin d’être satisfaits. Pour Jessica L. Alfaro et Jean-Philippe Boubli, elles ne révèlent que la pointe de l’iceberg et montrent qu’il reste encore beaucoup de choses à découvrir. En Amazonie où le comportement et l’écologie sont pratiquement inconnus, les informations génétiques indiquent qu’il y a peut-être des espèces auxquelles personne ne fait attention. « J’espère que les nouvelles populations et espèces découvertes aideront à prendre des décisions en matière de conservation », conclut Jessica Lynch Alfaro.
Articles scientifiques
LYNCH ALFARO, J.W. et al. Explosive « Pleistocene range expansion leads to widespread Amazonian sympatry between robust and gracile capuchin monkeys ». Journal of Biogeography. v. 39, n° 2, pp. 272-288, fév. 2012.
BOU BLI , J.P. et al. « Cebus phylogenetic relationships : a preliminary reassessment of the diversity of the untufted capuchin monkeys ». American Journal of Primatology. v. 74, n° 4, pp. 381-393, avril 2012.
IZAR, P. et al. « Flexible and conservative features of social systems in tufted capuchin monkeys : comparing the socioecology of Sapajus libidinosus and Sapajus nigritus ». American Journal of Primatology. v. 74, n° 4, pp. 315-331, avril 2012.
GARBER, P.A. et al. « Experimental field study of problemsolving using tools in free-ranging capuchins (Sapajus nigritus, formerly Cebus nigritus) ». American Journal of Primatology. v. 74, n° 4, p. 344-58. avril 2012.
LYNCH ALFARO, J.W. et al. « Anointing variation across wild capuchin populations : a review of material preferences, bout frequency and anointing sociality in Cebus and Sapajus ». American Journal of Primatology. v. 74, n° 4, pp. 299-314, avril 2012.