Publié en février 2011
Pour les animaux, l’acte sexuel est la voie qui permet de perpétuer l’espèce. Un objectif primordial qui est en train de s’inverser, du moins pour l’Aedes aegypti, le moustique transmetteur de la dengue. À travers la manipulation génétique, une population de mâles créée en laboratoire a reçu un gène modifié qui produit une protéine qui tue la progéniture issue du croisement avec des femelles normales vivant dans n’importe quel environnement. Cette stratégie peut amener à la suppression d’un grand nombre d’individus de cette espèce, à la réduction de la pulvérisation d’insecticides visant à éliminer les moustiques et par conséquent à la diminution de l’incidence de la maladie chez les êtres humains.
Le premier lâcher dans la nature brésilienne de ces animaux génétiquement modifiés a été autorisé en décembre 2010 par la Commission Technique Nationale de Biosécurité (CTNBio). Le lignage transgénique de l’Aedes aegypti, développé par l’entreprise britannique Oxford Insect Tecnologies (Oxitec), devra être lâché à partir de ce mois dans la commune de Juazeiro, dans l’État de Bahia, par la biologiste Margareth Capurro, de l’Institut de Sciences Biomédicales (ICB) de l’Université de São Paulo (USP), en partenariat avec l’entreprise Moscamed Brésil, installée dans la même ville bahianaise.
La dengue est l’un des principaux problèmes de santé publique au monde, spécialement dans les pays tropicaux comme le Brésil. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), 50 millions de personnes contractent la maladie chaque année, provoquant 550 000 hospitalisations et 20 000 décès. Aujourd’hui, la seule manière de la contrôler est d’éliminer son transmetteur, le moustique Aedes aegypti. Les insectes transgéniques développés par Oxitec pourront être une option pour réaliser cette tâche. Les mâles du lignage OX513A, selon la dénomination de l’entreprise, sont lâchés pour s’accoupler aux femelles sauvages. Les descendants de ces accouplements héritent de la protéine létale et meurent durant la phase larvaire ou de nymphe. Pour que leur production en laboratoire soit possible, ils ont été programmés pour survivre quand ils reçoivent l’antibiotique tétracycline. Sans cet antidote qui réprime la synthèse de la protéine létale, il n’y aurait pas de survivant à lâcher dans la nature. La souche transgénique contient un marqueur génétique fluorescent qui devient visible quand les larves sont exposées à une lumière ultraviolette. Ceci permet un plus grand contrôle de la qualité dans la production et de la dispersion sur le terrain. Le lâcher continu et en nombre suffisant de ces insectes génétiquement modifiés dans des environnements infestés, devrait avec le temps ramener la population de moustiques sauvages à un niveau en deçà du nécessaire pour transmettre la maladie.
L’histoire du travail de Margareth Capurro sur ces moustiques a commencé au cours d’une rencontre fortuite, lors d’une conférence en 2007, avec le scientifique britannique Luke Alphey, de l’Université d’Oxford et fondateur d’Oxitec. Il lui a proposé de tester au Brésil les transgéniques qu’il avait développés. À cette époque, la chercheuse avait estimé que l’expérience ne serait pas possible en fonction des entraves légales et bureaucratiques. Peu de temps après, elle a changé d’avis et a décidé de réaliser l’expérience.
Elle a alors sollicité l’autorisation de la CTNBio, responsable de la réglementation des transgéniques dans le pays, pour importer les insectes. « L’importation a été autorisée le 21 septembre 2009 », se rappelle Margareth Capurro. « Une semaine plus tard, nous avons reçu gratuitement d’Oxitec une enveloppe contenant 5 000 œufs ». La chercheuse a alors commencé à élever l’Aedes aegypti transgénique dans l’insectarium de son laboratoire à l’ICB. Mais avant d’être lâchés et testés dans la nature, ils devaient être élevés à une grande échelle. En outre, un local approprié et isolé serait également nécessaire, avec une incidence de moustiques sauvages propice à leur lâcher.
L’ancien professeur de l’USP et fondateur de Moscamed, Aldo Malavasi, s’est alors proposé de produire les moustiques transgéniques dans sa bio-usine et a suggéré qu’ils soient lâchés sur place, dans des villages isolés de Juazeiro. Margareth Capurro a accepté cette proposition. Un accord a été signé entre l’entreprise et l’USP pour pouvoir la mettre en œuvre. Moscamed ne perçoit rien pour ce travail. «Avec ces tests nous gagnons en visibilité, en formation technique et dans le même temps nous avons la possibilité de contrôler ces insectes», déclare Aldo Malavasi. Son entreprise a de l’expérience dans l’élevage en masse d’insectes. Elle produit des mâles stériles par irradiation de cobalt sur la mouche méditerranéenne (Ceratitis capitata) et sur la lucilie bouchère (Cochliomyia hominivorax), qui sont lâchées dans des vergers de la région de Juazeiro et de Petrolina, dans l’État du Pernambouc, dans la vallée du São Francisco, pour concurrencer les mâles sauvages au cours de l’accouplement avec les femelles.
Insectes en masse – Après l’accouplement, il n’y a plus de naissance de nouvelles mouches. Les populations de ces insectes diminuent ainsi avec le temps. « Comme nous élevons des insectes en masse depuis un certain temps, nous allons participer à cette expérience et utiliser l’infrastructure de Moscamed pour multiplier les moustiques transgéniques », explique Aldo Malavasi. «À cet effet, nous avons construit un laboratoire pour développer les transgéniques qui a déjà été approuvé par la CTNBio».
L’équipe de Moscamed a choisi des endroits propices pour les tests de terrain dans la région semi-aride des alentours de Juazeiro. « Il s’agit de cinq endroits isolés, des plantations, des routes ou des zones dépeuplées ayant une incidence élevée d’Aedes aegypti », déclare Margareth Capurro. «Nous avons trouvé environ 300 larves du moustique dans un seul réservoir d’eau d’une résidence». La chercheuse cite les autres avantages offerts par les endroits choisis. « Comme Moscamed travaille déjà dans la région, la population locale est habituée au lâcher d’insectes dans l’environnement », explique-t-elle. « C’est pour cela qu’ils n’auront pas peur des insectes que nous allons lâcher ». Margareth Capurro tient en outre à souligner que seuls les moustiques mâles seront lâchés et qu’ils ne piquent pas ni ne transmettent la maladie. Avec l’autorisation de la CTNBio en main, le prochain pas sera la réalisation d’étude de propagation pour évaluer la taille des populations locales d’Aedes aegypti. Ceci est nécessaire pour calculer le nombre d’insectes transgéniques qui devront être lâchés. Margareth Capurro explique qu’il faut lâcher 5 à 10 moustiques transgéniques pour chaque mâle sauvage. La chercheuse ne s’attend pas à une réduction significative des populations sauvages dès le premier lâcher des insectes produits en laboratoire. « Pour que cela se produise, il faut que des insectes transgéniques soient lâchés au moins durant deux étés », explique-t-elle.
À en juger par les résultats obtenus dans d’autres endroits du monde où les moustiques d’Oxitec ont été lâchés, il y a de bonnes chances de croire que l’expérience sera un succès au Brésil. Des tests réalisés l’année dernière aux îles Caïman, dans les Caraïbes, avec 3 millions de moustiques génétiquement modifiés ont montré une réduction de 80% de la population sauvage sur le lieu du lâcher. Des résultats identiques ont été obtenus en Malaisie. Ces résultats motivent d’autres pays à également réaliser des expériences avec les insectes transgéniques de l’entreprise britannique. Oxitec indique sur son site que la France, l’Inde, Singapour, la Thaïlande, les États-Unis et le Vietnam ont déjà autorisé l’importation de ces insectes.
Le chemin tracé par Oxitec pour développer des moustiques génétiquement modifiés est à peine un exemple parmi les différentes voies choisies à travers le monde. Un autre exemple a été rendu public au début de l’année 2010 dans un article publié par la revue scientifique Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) et signé par une équipe de scientifiques internationaux dont fait partie le biologiste brésilien Osvaldo Marinotti, ancien chercheur de l’USP et actuellement professeur à l’Université de Californie d’Irvine (UCI), aux États-Unis. Au lieu d’élever des mâles de l’espèce Aedes aegypti qui laissent un héritage mortel à leurs descendants, ils ont développé une femelle transgénique qui est incapable de voler. Pour cela, ils ont utilisé une différence naturelle entre les deux sexes.
Il ne reste que les mâles
Les muscles qui permettent au moustique de voler sont plus forts chez les femelles. On ne sait pas exactement pourquoi, mais on suppose que cela est dû au fait que ce sont les moustiques femelles qui sucent le sang d’autres animaux, y compris de l’homme et qui portent les œufs. Elles transportent plus de poids et elles ont donc besoin de plus de force dans les ailes. Sur le plan génétique, cette différence s’explique par le fait que les muscles qui donnent de l’impulsion au vol des femelles dépendent d’une protéine, appelée actine-4, qui est codifiée (produite) par un gène bien plus actif chez elles que chez les mâles. Ces derniers possèdent le même gène mais qui s’exprime de manière plus atténuée. Les mâles possèdent un autre type d’actine qui agit sur les muscles responsables du vol. Sachant cela, les scientifiques ont projeté un gène qui produit une substance toxique pour l’actine-4 qui empêche que cette protéine, présente dans les cellules des muscles du vol, développe sa fonction. Il en découle des femelles qui se développent normalement jusqu’à la phase larvaire mais qui, en devenant adultes, sont incapables de voler. Elles ne peuvent donc pas sortir de l’eau et meurent sans se reproduire et s’alimenter de sang. Elles ne laissent donc pas de descendants ni ne transmettent la dengue. Les mâles transgéniques arrivent à voler mais cela ne pose pas de problèmes car ils ne s’alimentent pas de sang mais de nectar et de sucs végétaux. En outre, ils restent toujours sexuellement actifs et continuent de s’accoupler avec des femelles sauvages, transmettant à leur descendance le gène qui empêche les moustiques femelles de voler.
D’autres lignes de recherche sur les moustiques transgéniques sont au centre des études de Margareth Capurro. L’une concerne le transmetteur du paludisme et l’autre celui de la dengue. Dans le premier cas, elle retire un gène de la tique qui produit un peptide, fragment de protéine antimicrobien, appelé microplusine. « Ce gène est modifié pour pouvoir être introduit dans un moustique », explique la chercheuse. « Une fois introduit dans le génome de l’insecte, il commence à produire la microplusine qui élimine le protozoaire Plasmodium (microorganisme cellulaire vecteur du paludisme) avant qu’il ne soit transmis à l’être humain. »
Dans le cas du moustique de la dengue et dans un projet financé par la FAPESP, Margareth Capurro manipule le génome d’un insecte à tel point que quand la femelle transgénique est infectée par le virus de la dengue en s’alimentant de sang, des protéines sont produites qui accélèrent le processus de mort cellulaire (apoptose), causant également la mort du propre insecte. «La présence du virus de la dengue déclenche l’activation de la protéine inductrice de l’apoptose, provoquant la mort cellulaire dans tous les tissus des moustiques infectés, causant la mort de la femelle et permettant de bloquer à 100% la transmission virale», déclare Margareth Capurro. Il y a certaines techniques d’introductions géniques qui sont testées pour introduire ces moustiques transgéniques dans la nature. L’une de ces méthodes s’appelle Médée parce qu’elle induit, à travers des systèmes biotechnologiques, la mort de la progéniture non transgénique issue du croisement de femelles normales avec des mâles au génome manipulé. Seule la progéniture qui porte le transgène survit. L’introduction du transgène dans une population de moustiques par la méthode Médée ne prend que huit générations.
Si les recherches et le temps montrent que ces stratégies, utilisant l’ingénierie génétique pour créer des moustiques transgéniques, sont efficaces pour contrôler des maladies comme la dengue et le paludisme, elles offriront également un autre avantage car ce type de contrôle diminuera le besoin d’utiliser des insecticides et des larvicides. Ces produits peuvent à court terme devenir moins onéreux, mais avec le temps les insectes développent des résistances à ces poisons. Ainsi, l’utilisation de moustiques transgéniques stériles semble être une bonne option pour l’avenir.
Le projet
Promouvant la mortalité de l’Aedes aegypti infesté par le virus de la dengue – nº 08/10254-1
Modalité
Soutien Régulier au Projet de Recherche
Coordonnatrice
Margareth Capurro – USP
Investissement
347 263,34 réaux (FAPESP)