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SCIENCES

Affinage cérébral

Le cannabidiol, extrait de la marijuana, agit contre l’anxiété et d’autres troubles mentaux

Publié en juillet 2006

HÉLIO DE ALMEIDA SUR PHOTO DE TCG/ LATIN STOCKDans un laboratoire exceptionnellement grand au second étage d’une demeure de style néoclassique de couleur ocre, des fenêtres de laquelle on peut apprécier le jardin très arboré de la Faculté de Médecine de l’Université de São Paulo (USP) à Ribeirão Preto, de nouvelles études établissent les fondements des utilisations médicales potentielles du cannabidiol. Le cannabidiol est l’une des substances les plus abondantes d’une plante qui suscite des passions, de doux délires ou de tristes souvenirs, des critiques véhémentes et, depuis quelque temps, un intérêt scientifique croissant: la marijuana. À partir d’expérimentations sur des animaux, l’équipe de Francisco Guimarães a démontré que le cannabidiol est aussi efficace contre l’anxiété que les médicaments synthétiques utilisés depuis des décennies. De plus, les résultats préliminaires de l’une des études en cours montrent qu’il peut également atténuer la dépression.Comme d’autres études l’avaient déjà signalé, le cannabidiol peut aussi fonctionner pour lutter contre la leucémie, l’épilepsie et des maladies dégénératives comme la maladie d’Alzheimer.

Dans un autre laboratoire de l’USP de Ribeirão Preto – au quatrième étage de l’Hôpital des Cliniques, derrière la demeure qui dans le passé abritait une fazenda de café –, Antonio Zuardi a rencontré des preuves montrant que ce composé pouvait également fonctionner comme antipsychotique et apaiser les symptômes les plus graves de la schizophrénie, tels que les délires et la difficulté de reconnaître son propre corps.Zuardi doit débuter ce mois-ci des tests sur des personnes atteintes de trouble bipolaire de l’humeur, auparavant dénommé trouble maniaco-dépressif. En effet, le cannabidiol pourrait agir contre l’accélération intense de la pensée et d’autres symptômes accompagnant ce type de trouble mental.

Parallèlement, des recherches menées surtout aux États-Unis, en Angleterre et en Australie ont montré que le cannabidiol pouvait protéger le système nerveux central en augmentant la survie des neurones, aider à contenir des inflammations et à contrôler la tension artérielle. Des indices laissent penser que le cannabidiol peut aussi bloquer la croissance de tumeurs dans le cerveau, ouvrant des perspectives selon lesquelles ce composé chimique – qui n’a rien à voir avec les effets typiques de la marijuana – puisse être utilisé seul ou associé au constituant le plus étudié de la célèbre plante: le delta 9-tetrahydrocannabinol, ou THC.

Également versatile, mais avec certains effets secondaires qui pourraient être réduits par le cannabidiol, le THC constitue déjà la base de deux médicaments, un aux États-Unis et un autre au Royaume-Uni. Les deux sont prescrits pour contenir la nausée et le vomissement provoqués par le traitement chimiothérapique contre le cancer. En observant l’un des phénomènes de la consommation de Cannabis sativa – la grande sensation de faim que décrivent ceux qui connaissent bien la plante – les Français ont créé une catégorie de médicaments qui bloque les molécules de surface sur lesquelles se fixe le THC.Conformément aux tests déjà réalisés, ils permettent d’aider les personnes à perdre du poids. La GW Pharmaceuticals, dont le siège se trouve en Angleterre, a mélangé le cannabidiol et le THC en proportions égales dans un médicament approuvé au Canada en 2005 et destiné à lutter contre les douleurs provoquées par la sclérose en plaques.

Les articles scientifiques qui décrivent les effets du cannabidiol et du THC, à l’origine du développement de nouveaux médicaments, renvoient inévitablement aux premières recherches débutées il y a trente ans par une équipe de l’Université Fédérale de São Paulo (Unifesp); équipe coordonnée par le professeur Elisaldo Carlini et de laquelle Zuardi fut membre. Les découvertes augmentent depuis la connaissance sur la plante appelée également herbe du diable en raison de son pouvoir stupéfiant: en fin de compte, il s’agit de la drogue illicite la plus consommée dans le monde.D’après le Centre Brésilien d’Informations sur les Drogues Psychotropiques (Cebrid), 6,9% de la population brésilienne ont déjà consommé de la marijuana au moins une fois dans leur vie – résultat inférieur à celui des États-Unis (34,2%), du Royaume-Uni (25%) ou du Chili (19,7%).Toutefois, il se peut que son impact social ne soit pas aussi élevé que ce que l’on imagine. Selon le Cebrid, le nombre de dépendants atteindrait 1% de la population du pays, soit environ 450 000 personnes. Sur les 50 000 hospitalisations causées par des drogues en 2005, seules 1,3% étaient associées à la marijuana contre 90% à l’alcool.

Fibres dans les caravelles
Originaire d’Asie, aux feuilles allongées et découpées, le Cannabis sativa peut atteindre trois mètres de hauteur. Sa tige fournissait une fibre naturelle très résistante, le chanvre, utilisé dans la fabrication des voiles des embarcations portugaises qui sont arrivées à Salvador en 1500. Quelques décennies plus tard arriveraient les graines de chanvre, cachées dans des poupées en chiffon attachées au bout des pagnes des esclaves noirs ; on retrouve cette anecdote dans le livre Cannabis sativa L. e substâncias canabinóides em medecina (Cannabis sativa L. et substances cannabinoïdes en médecine), édité par le Cebrid.

Au début du XXe siècle, le chanvre a cessé d’être utilisé au fur et à mesure que ses équivalents synthétiques commençaient à être produits. Plus tard est née une association entre l’habitude de fumer les feuilles et les fleurs de cette plante, les classes les plus populaires et la folie. Ces relations sont aujourd’hui vues avec des réserves de la part de chercheurs comme Franjo Grotnhermen, de l’Institut Nova en Allemagne. Dans un article publié le 15 mai de cette année dans la revue médicale Lancet, il démontre combien ces données sont inconsistantes.

L’image négative de la plante, devenue un icone de la rébellion, a commencé à s’effacer il y a près de 40 ans, lors de l’identification de la structure chimique de ses composants et de la découverte de leur fonctionnement dans l’organisme.Les recherches sur les effets de la plante ont été principalement légitimées avec la découverte des molécules de surface des cellules nerveuses, les récepteurs CB1 et CB2, et sur lesquelles se fixerait le THC. Est alors apparue une question angoissante: le système nerveux possèderait-il un mécanisme naturel pour traiter le THC ? Le doute n’est retombé que lorsque Raphael Mechoulam, de l’Université de Jérusalem, Israël, a isolé une molécule très semblable au principe actif de la marijuana, qui a reçu le nom d’anandamide – en sanscrit, “ananda”signifie béatitude. Il s’agirait seulement du premier des endocannabinoïdes, des messagers chimiques produits quand les cellules nerveuses sont stimulées, et consommés en quelques secondes.

Le Cannabis sativa d´après un dessin de 1887 de Franz Eugen Köhler: utilisé depuis 6 000 ans

FRANZ EUGEN KÖHLERLe Cannabis sativa d´après un dessin de 1887 de Franz Eugen Köhler: utilisé depuis 6 000 ansFRANZ EUGEN KÖHLER

Contre les insectes – En plus du THC, la marijuana contient 65 autres substances appelées cannabinoïdes, qui peuvent exercer un effet sur les neurones – la plupart d’entre elles ont été très peu étudiées. Certaines ont des effets opposés entre elles, à l’exemple du cannabidiol, qui inhibe l’action du THC. Tous deux présentent une structure chimique très similaire et se forment dans les petites glandes recouvrant principalement les feuilles et les fleurs femelles de la plante Cannabis. Lorsque ces glandes fragiles se rompent, une résine au pouvoir stupéfiant élevé est libérée: il s’agit du haschich, qui doit fonctionner pour la plante comme défense contre les insectes.

Responsable des effets les plus connus de la marijuana, comme la sédation et l’euphorie, le THC possède de nombreuses applications médicales: il s’est montré capable de calmer des douleurs, des nausées, des processus inflammatoires, et de stimuler l’appétit.Une telle versatilité explique pourquoi cette plante commença à être cultivée et utilisée à des fins médicales il y a près de 6 000 ans en Chine. Son usage thérapeutique a atteint son apogée à la fin du XIXe siècle, quand il était facile d’obtenir des extraits de qualité, avant de diminuer drastiquement dans les premières décennies du siècle dernier. Dans un article publié dans la Revista Brasileira de Psiquiatria,Zuardi souligne que cela est dû “en grande partie à la difficulté d’obtenir des résultats consistants d’échantillons de plante avec différentes puissances “.

Contre les douleurs – Des études réalisées au Brésil, aux États-Unis et en Angleterre indiquent que le THC peut aider à atténuer des problèmes de santé comme le Sida, les douleurs liées à l’arthrite, la sclérose en plaques et l’insomnie. Selon Carlini, le premier à avoir étudié au Brésil les effets de la marijuana, “il n’y a plus de justification éthique pour empêcher les médecins de prescrire le THC”. Un des travaux les plus récents, mené par une équipe de l’Imperial College London et publié en mai dans Anesthesiology, indique que l’administration à faibles doses de l’extrait du Cannabis – un mélange de cannabinoïdes, avec prédominance du THC – aide à soulager les douleurs post-chirurgicales, avec des effets secondaires minimes ; des doses plus élevées provoquent tachycardie et nausée.

Le THC isolé présente d’autres effets indésirables, tels que le rire immotivé et les fous rires, qui peuvent durer deux ou trois heures selon la description d’une édition de 1888 du Formulaire et guide médical, de Pedro Luiz Napoleon Chernoviz. Un ouvrage que Carlini étudie avec attention, et qui mentionne d’autres usages aujourd’hui peu cités, comme le traitement de la bronchite chronique et différents types de manque d’air ou dyspnée. Dans un article de révision publié en 2004 dans Toxicon,Carlini fait état d’autres risques: le THC peut également réduire la capacité de discrimination des intervalles de temps et de distances, la vigilance, la mémoire, l’habileté de travaux mentaux, et générer des pensées déconnectées, de l’anxiété, des réactions de panique, des délires ou des hallucinations. Alors que le cannabidiol n’a jusqu’à maintenant présenté qu’un effet secondaire – la sédation –, à des doses très élevées.

Cela explique pourquoi le cannabidiol pourra être adopté dans un premier temps pour réduire les effets secondaires du THC. Cette possibilité renforce le travail développé depuis 1998 par GW Pharmaceuticals sur le Sativex, un médicament qui associe les deux composés à doses égales. L’alliance entre les deux substances soeurs pourra aller au delà de la sclérose en plaques, maladie pour laquelle l’usage médical du Sativex a déjà été approuvé par le gouvernement canadien. Aux États-Unis, l’Administration des Denrées et Médicaments (FDA) l’a qualifié de nouveau médicament sous investigation (IND), permettant de démarrer les tests à la recherche d’alternatives pour réduire la douleur des personnes atteintes d’un cancer.

A fin de montrer les mécanismes selon lesquels la combinaison cannabidiol et THC pourrait agir et éviter les effets indésirables de l’utilisation du THC seul, Ethan Russo – chercheur à GW et dans les Universités américaines de Washington et du Montana – se base sur les précieux travaux produits par le laboratoire de l’Unifesp, dirigé par Carlini, entre 1970 et 1985; travaux encore aujourd’hui très cités dans les études exploratoires sur la plante Cannabis sativa.À l’époque, Carlini et son étudiant de doctorat Jomar Medeiros Cunha – aujourd’hui professeur titulaire de l’Université Fédérale d’Uberlândia, dans l’État des Minas Gerais – avaient démontré que le cannabidiol réduisait de moitié les convulsions des personnes épileptiques. Carlini a également montré sur des animaux que le cannabidiol augmentait ou bloquait l’effet du THC. Ce n’est qu’en 1990 que Guimarães, de l’Université de São Paulo de Ribeirão Preto, a résolu ce mystère. Il a démontré que les résultats contraires d’anxiété avec le cannabidiol observés sur des modèles animaux pouvaient être expliqués par le dosage: de faibles doses produisent des effets anxiolytiques, alors que de fortes doses non.

Audace
Lorsque Zuardi a suivi sondoctorat dans le Laboratoire de Carlini entre 1976 et 1980, sous la direction d’Isaac Karniol, il a fait quelque chose d’osé: il a testé deux composés sur huit volontaires sains, qui ne connaissaient la marijuana qu’en théorie. Chaque semaine ils recevaient un placebo,du cannabidiol,du THC,un mélange de cannabidiol et THC ou diazepam, un anxiolytique très connu qui servait de contrôle actif. Seul, le THC provoquait de l’anxiété et des symptômes psychotiques tels que les grandes altérations de la pensée, qui diminuaient fortement quand le volontaire recevait également du canna- bidiol.D’après Zuardi, “ce fut la première indication des effets anxiolytiques et antipsychotiques possibles du cannabidiol”.

Il y a deux ans, son étudiant José Alexandre Crippa a coordonné une expérimentation qui a démontré, par l’intermédiaire d’images du système nerveux, que le cannabidiol activait les régions de l’encéphale associées à l’anxiété, en augmentant le flux sanguin. Leonardo Resstel, Fabricío Maoreira et Sâmia Joca, du laboratoire de Guimarães, ont également contribué à l’approfondissement et à l’explication des études effectuées il y a 25 ans. Dans un travail accepté par le journal Behavioral Brain Research, ils ont montré que le cannabidiol pouvait fonctionner aussi bien que le diazepam pour réduire la peur conditionnée chez des rats.

Les études sur la schizophrénie demandent encore à être perfectionnées.En 1995,Zuardi a traité une jeune femme de 19 ans qui souffrait de graves effets secondaires provoqués par l’halopéridol et d’autres médicaments indiqués contre la schizophrénie. Dans ce cas, le cannabidiol a bien fonctionné.Mais dans un autre test, avec trois participants résistant au traitement conventionnel, le cannabidiol n’a apporté que de modestes améliorations, indiquant par là que les personnes résistantes à d’autres médicaments ne répondent pas positivement à cette composante du Cannabis sativa.

Néanmoins,les perspectives sont bonnes. Un article de révision, publié en début d’année dans le Brazilian Journal and Biological Research, propose que le cannabidiol peut apporter des bénéfices aux personnes atteintes de schizophrénie non résistantes à d’autres médicaments. Avec un avantage: il ne provoque pas la rigidité musculaire et les tremblements pouvant apparaître avec les antipsychotiques habituellement utilisés. Pour Guimarães, “l’halopéridol active deux régions du système nerveux, les zones limbiques et les noyaux de la base, conduisant au maintien d’une posture normale, alors que le cannabidiol active seulement les zones limbiques”. Les premiers résultats d’un test sur des dizaines de personnes coordonné par Markus Leweke,de l’Université allemande de Köln, indiquent que le cannabidiol peut agir aussi bien que l’amisulpride, un autre antipsychotique très utilisé.

“Opportunité précieuse”
Si certaines portes s’ouvrent, d’autres en revanche se referment. La FDA a émis fin avril une déclaration interdisant tout usage médical de la marijuana, renforçant la division entre le gouvernement fédéral et les 11 États nord-américains qui avaient déjà approuvé son utilisation pour soulager des douleurs. Le communiqué a entraîné des protestations parce qu’il affirmait que les preuves de sécurité et d’efficacité de l’emploi médicinal de la marijuana étaient inexistantes. Et pourtant, l’Institut de Médecine des États-Unis lui-même avait recommandé en 1999 que l’utilisation de la plante contre les nausées, la perte d’appétit et l’anxiété soit étudiée plus intensément, suite aux résultats positifs déjà obtenus. Du point de vue de Guimarães, “ces restrictions ne se justifient pas scientifiquement”.

Mais il fait le pari suivant: de ces recherches apparaîtront d’autres médicaments. Dans une étude publiée en 2005 dans Drugs of the Future, Leonora Lang, Daniel Malone et David Taylor, de l’Université australienne de Monsah, soutiennent que l’exploitation des constituants de la marijuana comme le cannabidiol représente une “opportunité clinique précieuse”. Au Brésil, les opportunités d’application des recherches seraient certainement plus claires s’il n’y avait eu un fossé si grand entre les universités et les industries.

Pour les scientifiques, un nouveau cycle d’utilisation du comme médicament démarre.“Une utilisation plus consistante que dans le passé”, souligne Zuardi. Selon lui, “les structures des composés chimiques sont désormais connues, les mécanismes d’action sur le système nerveux sont en train d’être élucidés, le caractère effectif et la sécurité du traitement sont en train d’être scientifiquement prouvés”.

Les effets néfastes du Cannabis
Il va de soi que les indications médicales potentielles du Cannabis sativa ne justifient pas son usage récréationnel, marqué par une série d’effets délétères sur l’organisme. Des yeux rouges, une bouche sèche et une accélération des battements cardiaques ne sont que les premiers signes. L’habitude de fumer de la marijuana peut provoquer chez les hommes une diminution de la testostérone, l’hormone qui donne la masse musculaire, laisse la voix plus grave et actionne la production de spermatozoïdes; chez les femmes, les altérations hormonales peuvent aller jusqu’à inhiber l’ovulation. La fumée, irritante, peut affecter les poumons et causer des problèmes respiratoires – le plus courant est la bronchite. Parallèlement à une sensation de calme, de relâchement et d’une envie de rire, l’usage continu peut provoquer tremblements, sueur, angoisse et peur de perdre le contrôle mental – ledit mauvais voyage ou bad trip, selon ses usagers. Les pertes temporaires de la capacité de perception de l’espace, de la mémoire à court terme et de la pensée abstraite peuvent nuire au développement d’activités exigeant de l’attention et de la concentration, telle que la conduite ou les études. L’usage continu peut également éveiller ou aggraver des maladies psychiques.Pour plus d’informations, consulter: Cebrid (www.unifesp.br/psicobio/cebrid).

LE PROJET Participation du glutamate et de l’oxyde nitrique dans la physiopathogénie de troubles psychiatriques MODALITÉ Projet Thématique COORDINATEUR FRANCISCO SILVEIRA GUIMARÃES – USP INVESTISSEMENT 501 016,74 réaux (FAPESP)

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