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MUSIQUE

Entre deux coeurs et mondes

Un livre analyse l’oeuvre du compositeur Ernesto Nazareth, auteur de “Brejeiro”, qui rapprocha l’érudit et le populaire entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle

Publié en novembre 2005

INSTITUTO MOREIRA SALLESLe discours progressiste du nouveau régime républicain, qui marque les trois décennies du début du XXe siècle, prêchait la condamnation des coutumes propres à la société traditionnelle et la négation de toute forme de culture populaire capable de maculer l’image civilisée de l’élite, comme l’a observé l’historien Nicolau Sevcenko. Ainsi s’est établie, avec rigueur, une politique d’expulsion des groupes populaires de la zone centrale de la ville, isolée à force pour la jouissance d’une minorité. En même temps, un cosmopolitisme agressif a été adopté, qui s’identifiait au mode de vie parisien.

C’est dans un contexte marqué par l’effervescence culturelle et populaire de la samba et de diverses formes de danse, que le musicien et compositeur carioca, Ernesto Júlio Nazareth (1863-1934) se verrait consacrer. Sa musique deviendrait le lien entre ces deux mondes. Pianiste de talent, avec une formation érudite, il donnait des cours et jouait pour des clients intéressés à la musique classique. Il avait, néanmoins,“un pied dans la cuisine”. En 1893 il composa le tango “Brejeiro”, dont il vendit les droits d’auteur suite à des problèmes financiers. Presque 15 années plus tard, comme pianiste de cinéma, il créa le tango “Odeon”, sa musique la plus connue. Dans les années 1920 il adhéra au rythme de la “mode”, comme le fox-trot, la samba et les marches de carnaval. En 1930 il lança la polka “Je t’ai attrapé, cavaquinho”. Peu de temps après, sourd et avec des problèmes mentaux, il est retrouvé mort par noyade dans un lac réservoir. À partir de là, ses compositions sont devenues obligatoires dans tout ce qui a été fait en matière de choro au Brésil au cours des 70 années suivantes.

L’Institut Moreira Salles, qui vient d’acquérir une importante collection du compositeur, fera paraître en mai de l’année prochaine le livre O enigma do homem sério – Ambição e vocação de Ernesto Nazareth (L’énigme de l’homme sérieux – Ambition et vocation de Ernesto Nazareth), du musicien prof- essionnel et historien Cacá Machado. L’oeuvre est le résultat de la thèse de doctorat en littérature brésilienne, du Département de Lettres Classiques et de Sciences Humaines de l’Université de São Paulo (USP), présentée en 2004, sous la direction du professeur et compositeur José Miguel Wisnik. L’auteur analyse l’oeuvre de Nazareth sans la séparer de sa trajectoire de vie. Elle présente, ainsi, un riche panorama de la vie musicale brésilienne de cette période, avec ses ruptures et continuités historiques.

Sonorité
Cacá Machado raconte que son intérêt pour le compositeur vient de son enfance. Tout d’abord, à cause de sa grand-mère maternelle, qui était professeur de piano et insistait à inclure Nazareth dans le répertoire obligatoire de tous ses étudiants. Puis sa mère, quant il commença ses études musicales, passait des compositions de l’auteur de “Odeon” sur le tourne-disque, interprétées par Arthur Moreira Lima. Et son intérêt n’a fait, depuis, qu’augmenter.

Quand il prit contact avec la théorie musicale, il découvrit que le compositeur possédait également une sonorité plus dépouillée lorsque sa musique était jouée par les musiciens de choro. Son goût pour Pixinguinha et par la musique populaire brésilienne s’est aussi développé. La guitare a remplacé le piano. Mais Nazareth, lui, a toujours été présent. Il est, ainsi, devenu le thème le plus adéquat et stimulant pour le développement de son travail de maîtrise sur le choro, y inclus à cause de son oeuvre richissime et volumineuse.

La recherche
Originaire d’un projet d’Initiation Scientifique individuel avec une bourse de la FAPESP entre 1993 et 1995 – commença à prendre corps et, à un certain moment,Wisnik et lui-même trouvèrent que le travail avait du souffle pour être présenté en tant que thèse de Doctorat. Pendant longtemps, le titre de la thèse a été “O enigma do homem célebre: biografia musical de Ernesto Nazareth” (L’énigme de l’homme célèbre: biographie musicale de Ernesto Nazareth). L’auteur était parti d’une idée définie qui était l’analyse de l’oeuvre du compositeur.

Pour éviter que son travail ne soit confondu avec une biographie historique ou journalistique, il décide de changer le titre de sa thèse pour O enigma do homem célebre: ambição e vocação de Ernesto Nazareth (L’énigme de l’homme célèbre: ambition et vocation de Ernesto Nazareth).“ Mon objectif a toujours été celui de l’oeuvre et de son interprétation critique. Mais nous ne pouvons évidemment pas dissocier la production de l’auteur.” Les éléments biogra-phiques et historiques ont, ainsi, intégré un “cercle herméneutique” dans lequel la “partie” et “l’ensemble” se sont superposés en couches d’interprétation.

Pendant la recherche de données, l’auteur a été aidé par le fait qu’en 1964, en commémoration aux 30 ans de la mort de Nazareth, la Bibliothèque Nationale de Rio de Janeiro a organisé une exposition sur le compositeur. Cela a résulté dans la création d’archives avec divers documents – des partitions, des photographies, des manuscrits, des articles de journaux – sur le compositeur, qui appartenaient à sa fille, Eulina de Nazareth, et au musicologue Andrade Muricy, parmi d’autres.“Ces archives sont la base de toute recherche sur le compositeur et se trouvent concentrées en un seul lieu, ce qui facilite énormément le travail.”

Cacá Machado a également découvert Luiz Antônio de Almeida, qui s’était passionné, au début des années 1980, par le personnage de Nazareth et avait décidé d’écrire une biographie. Il interviewe la dernière génération vivante qui a eu contact avec le compositeur et obtient, de la petite-fille du compositeur, les documents plus personnels qui n’avaient pas été déposés à la Bibliothèque Nationale. Luiz Antonio est devenu le biographe “officiel” de Nazareth et mit sa collection à disposition du chercheur pauliste.L’année dernière, par la suggestion de ce dernier, la collection a été achetée par l’Institut Moreira Salles.

La thèse de Cacá Machado est très soignée par rapport à la contextualisation de la musique populaire au début du XXe siècle. Le texte est fluide et traduit avec fidélité les années antérieures à l’ère du disque. Pendant sa production, il travailla sur trois fronts ou domaines de savoir: la musique, littérature et l’histoire.“J’ai abordé la partition musicale comme source primaire, mais également la littérature de Machado de Assis, les chroniqueurs et commentateurs de cette période.”

Il explique que, tout comme, pour le critique littéraire, le texte d’une poésie ou d’un conte est considéré comme source primaire, la partition musicale, suivant sa perspective d’historien de la culture, l’est également.“Le critique littéraire doit, par exemple, dominer le discours technique à propos de la théorie littéraire, ou les figures de langage, tandis que moi, en tant que musicien et historien, j’ai dû m’approfondir sur le discours technico-musical.” Distant de la musicologie traditionnelle, son interprétation de la source primaire – dans ce cas, la partition musicale – est, néanmoins, toujours expliqué par l’histoire, jusqu’au point ou cela est possible. “C’est, en réalité, un processus très subtil et fragile.”

L’étude défend un style musical unique chez Nazareth, qui composa des classiques dans le genre typiquement populaire et qui étaient, en même temps, uniques. Pour lui, le pianiste a toujours composé suivant un genre déterminé – les syncopes du début du XXe siècle, tels le choro, le tango etc. –, tout comme d’autres compositeurs. “Il composait de la musique pour la danse, de la musique pour danser, mais contrairement aux autres compositeurs, il y imprima un style très particulier.” Dans sa musique, apparaissaient des éléments de langage du répertoire pour piano romantique, “délicieusement syncopés et ‘recontextualisés’ suivant une forme – le genre musical – largement diffusée et récurrente”. Il réunissait, pourtant, de la singularité au genre sans l’empêcher d’être genre.

Quoique le sous-titre du livre mette en rapport “la musique, l’histoire et la littérature”, l’auteur affirme ne pas avoir existé de rapport direct entre Nazareth et le monde des livres, dans le sens où, comme chez d’autres compositeurs, la littérature pouvait être un domaine de création artistique stimulant ou “inspirateur” pour la création musicale.“Nazareth était très éloigné de l’intérêt pour la littérature et du cercle littéraire. Dans ce cas, c’est le contraire qui se passe.Machado de Assis a porté un regard très perspicace sur la musique de cette période. Il a, comme nul autre, capté et commenté le processus historique de formation des genres de musique urbaine sous le signe de la figure rythmique de la syncope (dans certaines de ses chroniques).”

Le thème de la singularité musicale brésilienne, qui transite par les domaines dits de l’”érudit” et du “populaire”, aurait également été abordé par l’écrivain. Dans un conte,“Um homem célebre”(Un homme célèbre) il dramatise l’angoisse d’un illustre compositeur populaire qui voulait la reconnaissance du monde érudit. Cacá Machado observe que, de la même façon que Pestana (le personnage du conte), Nazareth a vécu ce dilemme en tant qu’angoisse personnelle mais aussi comme réalisation musicale, par ses tangos.“Dans ce sens, c’est la littérature qui a donné la clé interprétative d’une question musicale et historique: la formation des genres de musique urbaine et les questions musicales et esthétiques qui y étaient liées.”

Préjugé
Un autre aspect important abordé par la thèse est le fait du compositeur avoir transité entre l’érudit et le populaire. Cela causât un préjugé des deux camps, qui ne lui attribuèrent pas l’importance qui lui était due – malgré les divers succès qu’il obtint au cours de sa vie. Cacá Machado cite comme exemple un épisode qui a eu lieu en 1922, relatif à une protestation pendant un récital d’étudiants de l’Institut National de Musique, à cause de l’inclusion de compositions de Nazareth, considérées de moindre valeur et populaires.

Ces genres d’épisodes, biographiques sous certains aspects, ont permis à l’historien de tracer un profil psychologique et de comprendre son comportement. Nazareth était un mélancolique, un homme qui a toujours vécu avec l’angoisse du désir de devenir un concertiste. “Peutêtre comme une nostalgie d’une expérience presque vécue, étant donné qu’au début de sa vie musicale il s’est différencié comme instrumentiste de talent, mas sa famille n’avait pas les moyens pour permettre son perfectionnement en Europe” – qui était la trajectoire habituelle pour la formation des concertistes au Brésil sous l’empire.

Cela est confirmé par le fait que, deux ans avant sa mort, lorsqu’il présentait déjà des signes de troubles neurologiques dus à la syphilis,Nazareth est sorti au milieu d’un concert de la pianiste Guiomar Novaes, au Théâtre Municipal de Rio de Janeiro, en criant haut et fort:“Pourquoi je ne suis pas allé étudier en Europe? Je voulais être comme Guiomar Novaes!”. Par contre, sa vocation pour composer des polkas et des tangos l’a transformé en une des matrices de la musique brésilienne, aussi bien populaire qu’érudite, qui influencerait les compositeurs, de Villa-Lobos à Tom Jobim.

Il a eu, néanmoins, une triste fin. “À une époque où les transformations rapides de la culture des masses, dues principalement à la radio et au disque, n’ont plus laissé de place à des sensibilités telle celle de Nazareth.” La musique urbaine se modifiait, avec les sambistas et les premières écoles, qui avaient une façon plus informelle et expressive de faire de la musique, principalement les chansons. “Au milieu des années 1930, la musique de Nazareth n’était plus aussi populaire et paraissait démodée par rapport aux sambas de Noel Rosa et d’Ismael Silva, par exemple.”“Mais”, explique Cacá Machado, “Nazareth a toujours éveillé l’intérêt des compositeurs de musique érudite nationale à cause de la sophistication de son écriture et de son originalité rythmique”.

C’est ainsi que le populaire “roi des tangos”des années 1910 a perdu son règne dans les années 1930. En même temps, des compositeurs érudits de la génération dite “nationaliste”ont élu sa musique commeréférence d’originalité nationale.“Enfin, tout cela, ajouté au désir d’avoir été un concertiste, imprima sur Ernesto Nazareth une personnalité mélancolique, un peu étrangère aux événements autour de lui, et profondément originale.”Et le temps insiste à prouver qu’il avait choisit le bon chemin. Il est devenu un homme célèbre.

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