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LITTÉRATURE

La bouche que l’enfer neveut pas taire

Une biographie et une nouvelle édition de son oeuvre font revivre la polémique sur le libertaire Gregório de Mattos

Publié en juillet 2005

L´acteur Emanoel Cavalcante dans la cour du Solar do Unhão, sur une photo de scène du film ( Le retour de la Bouche du Diable), court métrage du cinéaste Agnaldo Siri Azevedo, de 1978

RINO MARCONIL´acteur Emanoel Cavalcante dans la cour du Solar do Unhão, sur une photo de scène du film ( Le retour de la Bouche du Diable), court métrage du cinéaste Agnaldo Siri Azevedo, de 1978RINO MARCONI

La veille de Noël 1969, le gouverneur Luis Viana Filho reçut une dépêche en ton d’indignation du général Abdon Sena, comandant de la 6e Région Militaire, siégée à Salvador. Le militaire demandait à la plus importante autorité du pouvoir exécutif de Bahia d’ordonner l’appréhension de toute l’édition, en sept volumes, des poésies complètes du bahianais Gregório de Mattos Guerra (1636-1695), organisée par James Amado à partir de codex du grammairien Celso Cunha et de la Bibliothèque Nationale et publiée par la petite maison d’édition Janaína, de Salvador.

Par la même dépêche, Sena réprimandait le gouverneur pour avoir aidé à la publication d’un auteur que l’armée considérait “subversif, anticlérical et pornographique”. Membre da l’Académie Brésilienne de Lettres, biographe de Rui Barbosa et du président Castello Branco,Viana Filho a été choisi par le régime militaire pour gouverner Bahia. Il avait fait acheter une partie du tirage de l’oeuvre de Mattos pour la faire distribuer dans les écoles publiques, les bibliothèques et les centres culturels de Bahia.

Le contenu de la dépêche a, évidement, échappé et, très rapidement, l’information que l’édition avait été confisquée et brûlée, comme dans les temps de l’Inquisition, circulait parmi les cercles littéraires et académiques. Comme il n’était pas bahianais, Sena ne savait peutêtre pas que Gregório de Mattos était mort et enterré depuis deux siècles. Plus que ça: il avait été transformé, au cours des derniers cent ans, en un mythe d’une Bahia qu’il avait, soi-disant, défendu avec une poésie corrosive et libératrice. De toute façon, l’épisode a, en partie, démontré la raison par laquelle le nom du poète baroque était devenu un sujet tabou pendant si longtemps: le manque de connaissance sur sa vie et son oeuvre, qui persiste de nos jours.

À cause de la gêne qu’il causait à tous ses concitoyens de Bahia, le poète et juriste a été relégué à l’oubli. Le temps l’a, néanmoins, transformé en héros.Auteur de poèmes satyriques et pleins de pornographie, il n’a laissé aucun manuscrit. Ses vers ont survécut dans l’imaginaire populaire ou ont été compilés par des admirateurs. Et comme celui qui raconte une histoire a tendance à l’augmenter d’un cran, il n’y a pas d’unanimité quant à savoir s’il a vraiment été l’auteur de ce qui lui est attribué. Le poète ne peut pas être compris si l’on ne prend pas en compte sa personnalité complexe et son époque. Même si plusieurs éditions de ses vers sont parus tout au long du XXe siècle, ce n’est que suite à la publication du recueil de James Amado que la rédemption du poète maudit a débuté. Par rapport à ce sujet, c’est l’historien bahianais Fernando da Rocha Peres qui s’est fait remarquer tout au long de ces trois dernièrs décennies.

Après Gregório de Mattos Guerra: uma re-visão biográfica (Gregório de Mattos Guerra: une re-vision biographique) et Um códice setecentista inédito de Gregório de Mattos (Un codex du XVIIe siècle inédit de Gregório de Mattos), ce dernier en partenariat avec le chercheur italien Silvia La Regina, il organisa, en 2000, le séminaire Gregório de Mattos, o poeta renasce a cada ano (Gregório de Mattos, le poète renaît à chaque année), qui s’est transformé en un recueil d’articles de sept intellectuels bahianais et du poète pauliste Haroldo de Campos (1929-2003). Actuellement,Rocha Peres lance Gregório de Mattos, o poeta devorador (Gregório de Mattos, le poète dévorateur), troisième volume de la collection Bahia com H (Bahia avec H), de l’éditeur carioca Manatti.

Investigateur rigoureux, Rocha Peres s’est attribué la tâche de reconstituer, de façon la plus précise possible, la vie chronologique du poète, et de récupérer des fragments inconnus de sa poésie. Dans son nouveau livre, l’auteur présente une synthèse de tout ce qu’il a réuni. Il construit, ainsi, un riche panorama de la vie culturelle, sociale et politique à Bahia et au Brésil colonial et de la relation du poète avec le Portugal. L’auteur a principalement cherché à revoir ce qui était incorrect par rapport à la vie de Gregório de Mattos et y a ajouté de nouveaux faits documentés.

Il est, pour cela, au cours des vingt dernières années, parti en voyage dans les principales villes portugaises, à la recherche de lettres, de documents et de textes d’époque sur le poète. “J’ai retrouvé des sources documentées qui m’ont permis de fixer des dates exactes et de mettre à jour des faits importants jusqu’alors mal racontés”, dit-il dans une interview. Il a eu accès, dans la Torre do Tombo, par exemple, au certificat de mariage du poète avec l’espagnole Micaela de Andrade,ce qui était, jusqu’alors,méconnu.Le volume présente également une recherche précise des fonctions publiques que Mattos occupa et l’existence d’une fille qu’il a eue pendant la période qu’il vécut au Portugal.

Actuellement, Peres et Silvia La Regina préparent la publication d’un ensemble inédit de poèmes qui doit paraître prochainement.

Antagonisme
L’intérêt croissant des académiciens brésiliens et étrangers pour mieux comprendre Gregório de Mattos fait apparaître des courants antagoniques. L’effort partage les opinions quant aux lectures critiques et interprétatives, à l’authenticité des codex avec les recueils de ses poésies et écrits, mis à part l’option d’analyse qui aide à tracer un profil plus complet et honnête des points de vue historique et littéraire.

À partir d’une écriture en portugais archaïque baroque du XVIIe siècle,Gregório de Mattos a créé des vers qui mélangent le sacré et le profane. Il a employé le langage sexuel comme une ressource pour traiter des valeurs et des attitudes politiques et religieuses ou comportementales. Pour les critiques romantiques du XIXe siècle, il a construit une oeuvre qui l’a transformé dans le plus grand poète satyrique de la langue portugaise de la période baroque et en un homme en-avant de son époque, un fervent défenseur de changements.

Bien que son côté satyrique et insolent ait fait sa renommée, il écrivait également de la poésie sacrée et amoureuse. De nos jours encore, il continue, pour plusieurs, à être considéré un cavalier solitaire qui a confronté verbalement l’élite, l’Église et le pouvoir central. Estce que cela s’est vraiment passé ainsi? De nouvelles lectures soutiennent qu’il laissa en héritage le profil d’une personne raciste et conservatrice, marquée par l’origine d’une famille bourgeoise et d’un profond mépris pour la société coloniale brésilienne. En rétribution au sobriquet Boca do Inferno (Bouche de l’Enfer), par exemple, il baptisa Salvador et ses habitants de “canalha infernal” (canaille infernale).

Vénéré à Bahia comme un héros romantique, Gregório de Mattos peut mieux être compris à partir d’un contrepoint établit par le professeur pauliste João Adolfo Hansen dans les années 1980, quand il publia l’indispensable A sátira e o engenho (La satire et le moulin à sucre), en 1989, par la Companhia das Letras. Le livre vient de gagner une nouvelle édition par l’éditeur Unicamp. Sa thèse polémique s’oppose au courant qui a fait redécouvrir Mattos il y a plus d’un siècle et qui aurait, parmi les académiciens bahianais, ses principaux défenseurs.

Dans son doctorat,Hansen a reconstitué “la première lisibilité normative de la satire” attribuée au poète du XVIIe siècle bahianais. À partir de sources primaires, il a analysé ses poèmes satiriques, les traités rhétoriques de l’époque et les documents historiques – comme les délations de pêchés et d’hérésies au Saint Office et les comptes-rendus de la Chambre des Députés de Salvador. Il a, pour cela, consulté des documents produits tout au long de cent ans et qui abordent l’époque du poète.

Lorsqu’il rompt avec la critique biographique et s’éloigne des clichés romantiques sur la vie supposée du poète, décrit habituellement comme ivrogne, bohémien, obscène et libertin, Hansen se fait quelques adversaires.Pour atteindre ce point de vue sur la poésie baroque brésilienne, il analyse l’humour de Mattos par la tradition rhétorique du XVIIe siècle, dans lequel l’obscénité et la médisance étaient prévues par des règles précises.“Je n’ai jamais pensé faire une révision critique. Ce que j’ai proposé, c’est une lecture historique. Mais le libéralisme, le romantisme et le nationalisme de ceux qui pensent être les maîtres de Gregório de Mattos ont été si forts, que plusieurs personnes se sont senties offensées, agressées”, dit-il.

Hansen a principalement contesté l’anachronisme de la critique romantique du XIXe siècle, enseignée encore de nos jours dans les écoles et qui aurait distordu complètement la vie et l’oeuvre du poète baroque bahianais. La satire a, ainsi, été interprétée par ses détracteurs comme la psychologie de l’homme. C’est-àdire, pour avoir critiqué et employé des termes obscènes,Mattos serait un malade, un dégénéré.Le chercheur démontre qu’il y avait, en réalité, un mouvement littéraire à partir de la satire en Europe qui démontrait le recours à des modèles d’humour médiéval comme instrument d’attaque et de critique.

Libéral
Pour d’autres, explique Hansen, Mattos a été considéré un libéral,un libertaire et même un “beatnik hippie” du XVIIe siècle. “Il était, en fait, un type aristocratique catholique, gentilhomme, qui luttait pour la correction de conduites, qui défendait les bons usages monarchiques.” La meilleure expression pour le définir est, pourtant, “traditionaliste”, étant donné qu’il ne connaissait pas le concept de conservateur. “Nous ne pouvons pas maintenir la critique romantique quand nous avons des outils qui démontrent le fait qu’il s’agit d’une interprétation, mais qui n’est pas la seule possible.”

L’auteur croit que cette imposition romantique a distordu la vision mythique que Bahia possède, de nos jours, de Gregório de Mattos comme héros anarchique populaire. “Nous sommes fiers du fait qu’il soit né à Salvador, mais je ne sais pas d’où vient cela, car sa patrie était, de fait, le Portugal”. Un argument dans ce sens est qu’il démoralisait Bahia dans ses vers, sans, pour autant, être à la recherche de réformes, de pêcher des idéaux libertaires ou anarchiques. Ce n’est pas par hasard qu’il démontra, à plusieurs reprises, une haine explicite contre les juifs, les noirs, les indiens et les pauvres.

Selon Hansen, Mattos avait, par les poèmes qui lui sont attribués, recours à un langage agressif et obscène pour défendre une posture moralisante. L’on prétend qu’il prit pour soi le rôle de réformateur des coutumes ignobles, des vices et des tromperies comme s’il fut lui-même inattaquable.Les vers démontrent qu’il n’acceptait pas de bon gré les changements qui avaient lieu dans la province. Pour Hansen, même en ayant été un homme de son temps, et qui maintes fois reflétait les intérêts de la classe de sa famille devant la Couronne, Gregório de Mattos était un être singulier et génial car, parmi tous les hommes et poètes satiriques de son époque, il démontra une vision critique et perspicace de la société locale. La même qui fit de lui le poète de l’histoire littéraire brésilienne le plus redouté et combattu.

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