Publié en juin 2007
CARYBÉ, FEIRA, 1984Lorsque les commerces de la région centrale ferment leurs portes en fin de journée, la ville de Salvador 2007 donne davantage l’impression de vivre au rythme du couvre-feu. D’importantes voies comme l’avenue Sete de Setembro et la rue Carlos Gomes se vident rapidement, tandis que la circulation devient beaucoup plus intense au niveau des ruelles et passages voisins des zones de concentration des centres commerciaux – aux alentours de l’avenue Paralela. Le trafic devient si chaotique qu’il fait penser aux embouteillages que connaît São Paulo.Tous semblent pressés de rentrer à la maison. Alors que les travaux de construction du métro finalement reprennent, les habitants de la ville paraissent inquiets, coincés et angoissés.
Apparemment le motif principal est la violence du quotidien, qui contraint les habitants de tous âges et de toutes classes sociales à se retrancher chez eux et à limiter leurs sorties aux centres commerciaux – lesquels poussent comme des machines à sous dans toute la ville. Le dernier samedi du mois de mai par exemple, le bord de mer était pratiquement désert aux environs de 21 heures; par contre il était quasiment impossible d’acheter une place de cinéma ou de
trouver une table libre dans l’un des multiples fast-foods ou cafétérias du plus grand centre commercial de la ville, le Shopping Iguatemi. Certains disent que la violence est devenue un problème de calamité publique dans la ville, même si les vols à main armée ne sont pas aussi nombreux qu’à São Paulo ou Rio de Janeiro. Ce n’est pas un hasard si le même jour une chaîne de TV locale réalisait une enquête sur le nombre d’agressions subies par chaque habitant.
D’après Antonio Albino Rubim, professeur à l’Université Fédérale de l’État de Bahia (UFBA), la fin du règne de Magalhães grâce à l’élection du gouverneur Jacques Wagner apporte au moins l’espoir du début d’une rupture de ce qu’il appelle la “dictature de la gaieté”. L’expression a plusieurs sens. Elle est notamment liée à la façon d’être supposée naturelle du Bahianais, fortement exploitée depuis près de vingt ans par l’industrie du tourisme, de la musique et du carnaval. Ou encore à l’influence de la télévision, qui parvient sans peine à imposer l’idée d’un lieu où on fait la fête 24/24h et où on est toujours heureux.Un état de choses symbolisé par les paroles de chansons anthropophagiques telles que We are Carnaval, we are folia, we are the world of Carnaval, we are Bahia.
L’idée de Salvador comme “Terre du Bonheur” – modernisée par “Terre de la Gaieté” – n’est cependant pas nouvelle. Dans les années 1930 déjà, Ary Barroso utilisa l’expression pour composer la chanson désormais classique Na baixa do Sapateiro,qui vante les beautés de la femme bahianaise et de ladite “Bonne Terre” du Senhor do Bonfim.Toutefois, ce qui se vit en 2007 est ancré dans un concept plus moderne de “bahianité” ; pour l’anthropologue Goli Guerreiro – auteur du livre A trama dos tambores – A música afropop de Salvador (Éd. 34) [ La trame des tambours – la musique afro-pop de Salvador] –, ce concept peut être compris comme une articulation entre politiciens, artistes, religieux, intellectuels, publicitaires et agents touristiques et il trouve un écho dans diverses couches de la société.
La dictature de la fête carnavalesque, poursuit Rubim, serait également liée aux rapports étroits entre le marché carnavalesque, celui de la musique et les pouvoirs de l’État de Bahia et de la ville représentés par Bahiatursa et Emtursa, deux entreprises publiques qui promeuvent le tourisme. Une complicité qui serait rattachée à la figure de l’ancien gouverneur Antonio Carlos Magalhães: en réintégrant le gouvernement de l’État en 1990, il a su capitaliser le phénomène de la nouvelle musique bahianaise – étiquettée péjorativement d’axé-music – et la transformer en produit touristique.
Groupes carnavalesques
De l’avis du chercheur, le groupe d’A. C.Magalhães a attiré des artistes, des producteurs et des organisateurs de blocos [groupes carnavalesques] avec une infrastructure et des sponsors, tout en leur laissant une grande liberté pour administrer le carnaval. D’où l’expectative et la crainte de certains groupes avec la montée au pouvoir d’un nouveau parti, le Parti des Travailleurs. Wagner peut faire d’une pierre deux coups: fragiliser l’idéologie de Magalhães très influente dans la vie culturelle de la ville et en finir avec l’omission des pouvoirs publics, qui laissent que l’organisation du carnaval soit manipulée au grand dam de la tradition festive.
Selon l’anthropologue Antonio Risério, l’État de Bahia vend nombre de mythes qui ne sont pas vrais. Dans Uma história da cidade da Bahia (Éd.Versal) [Une histoire de la ville de Bahia], il en cite quelques- uns: il est généralement dit que la ville est ensoleillée, alors qu’en réalité il y pleut torrentiellement toute l’année; “Caymmi a entretenu l’idée selon laquelle les habitants ne travaillaient pas, mais le Bahianais travaille comme un forçat”, observe l’auteur; il y a un contraste entre la vision de ville joyeuse et les noms de lieux anciens, comme la Place des Affligés, la Place de la Piété et la Côte de l’Exil, entre autres.“Une image obsessive s’est imposée, où personne n’a le droit d’être triste, mais il suffit de discuter avec les personnes pour rencontrer beaucoup de solitude”.
Les observations du sociologue Paulo Miguez vont dans le même sens: “À Salvador on ne peut être triste, et si cela ne se produit jamais la personne sera profondément malheureuse, car la tristesse est une dimension de la vie humaine qui ne peut être méprisée”. Dans sa thèse de doctorat intitulée A organização da cultura da cidade da Bahia [L’organisation de la culture dans la ville de l’État de Bahia], Miguez a tiré des conclusions révélatrices sur l’industrie de la musique et du carnaval de Salvador:“Le bourdon, le cafard, tout cela nous enrichit de temps en temps.Un peuple en permanence joyeux devient rasoir parce qu’il n’est pas possible de construire quotidiennement une gaieté à partir de tout et dans une ville aux graves inégalités sociales”.D’après le sociologue, il s’est créée une “île de la fantaisie, même si parfois on démonte le cirque, comme lors de la grève des policiers [en juillet 2001] quand la population est devenue l’otage des criminels”.
Comprendre les complexités de Salvador et défendre l’idée d’un vaste débat urgent sur les voies empruntées par la ville est devenu l’une des préoccupations premières des universitaires bahianais au cours des dernières années. En particulier au Centre d’Études Multidisciplinaires sur la Culture (Cult) du Programme Multidisciplinaire de 3e cycle en Culture et Société (Pós-cultura) de l’UFBA. Ce centre a réalisé, du 23 au 25 mai, la III Rencontre d’Études Multidisciplinaires sur la Culture (Enecult), qui a réuni près de deux cents chercheurs venus de tout le Brésil, d’Amérique latine et d’Europe.
Carnaval
Les chercheurs affirment que toute planification de croissance durable pour Salvador doit passer par l’élaboration d’un projet de réévaluation du rôle de l’État et de la mairie vis-à-vis du carnaval, si l’on veut sauver la fête populaire la plus importante de l’État de Bahia. Cela signifie notamment qu’il faut la retirer des mains d’un petit groupe d’organisateurs qui dicte les règles depuis plus de deux décennies et établit des privilèges au nom de ce qu’il appelle la “professionnalisation” du carnaval “le plus démocratique du monde”. Mais dans la pratique, cette machine privatise les espaces publics et asphyxie les manifestations populaires traditionnelles ou liées à la culture afro-brésilienne.
CARYBÉ, AS BAILARINAS, 1981On a l’habitude de dire que le Bahianais est cordial, mais le fait est que la crainte de la violence a éloigné des fêtes aussi bien les touristes que les habitants de l’État.Pour Rubim, le Carnaval 2007 a illustré la crise que connaît le modèle de la fête et a davantage servi d’avertisseur: les hôtels n’ont pas fait le plein et il était possible d’acheter des déguisements de groupes carnavalesques sans difficultés et pendant la fête. Il suggère: “Il faut créer de nouvelles voies, une logique de marché qui ne soit pas soumise, prédatrice, en quête de gains immédiats, pour laisser de la marge à l’innovation”.
Muniz Sodré, éminent théoricien de la communication et l’un des conférenciers de l’Enecult, observe que le carnaval et la musique bahianaise doivent tous deux être repensés:“La culture populaire est faite par les médias de Salvador, en particulier à cause de la force de la télévision. Néanmoins, le peuple se l’approprie toujours, de diverses manières et dans des lieux différents”. C’est pour cette raison qu’il estime que le concept de lieu est impératif pour définir la diversité, “car ce n’est pas le lieu des médias mais de la petite communauté, de province, avec des formes propres qui se manifestent”.
Sodré souligne que l’État de Bahia a déjà été le lieu où ces expressions symboliques différenciées ont soudain occupé le devant de la scène, avant d’être rapidement commercialisées. Si d’un côté le marché de la musique a laissé émerger cette identité jusqu’alors refoulée, de l’autre celle-ci a immédiatement été reprise par l’industrie des loisirs et l’État en tant qu’attraction touristique. Sodré remarque “que cela a joué au départ un rôle politique très fort et le problème est de savoir si ce rayonnement est déjà fini.Personnellement, je pense qu’une telle force est en train de s’épuiser parce qu’on ne s’est pas beaucoup soucié de la continuité”.
Si cela a entraîné la formation de certains groupes, affirme-t-il, le carnaval connaît de grandes limitations économiques et la question de l’inégalité n’est pas évoquée. “Les groupes carnavalesques qui étaient de tendance libertaire sont aujourd’hui des organisations encerclées par des cordes”.Ainsi, le concept que l’on voit dans les rues durant la fête va à l’encontre de l’idée du carnaval dionysiaque, libertaire. Parmi les organisateurs, les artistes, l’État et la ville, c’est la vieille idéologie du patrimonialisme qui prédomine. “C’est l’idéologie des ententes, des faveurs. Le pays est toujours ainsi, et le contenu de la culture a beau être de gauche on ne peut pas enfreindre cette logique, qui établit des territoires. C’est plus fort que n’importe quelle idéologie de droite ou de gauche”.
Injustice
Pour Bob Fernandes, journaliste et membre d’un groupe carnavalesque, le carnaval n’est que l’un des graves phénomènes de l’“évidente” injustice sociale qui a marqué les cinq siècles de l’histoire de l’État de Bahia. Se définissant lui-même comme un “carnavalesque de rue”, il observe que les démagogues ne
sont pas ceux qui proposent des débats sur la fête, mais ceux qui défendent sa pérennité à partir de la vision du confort des loges et des gradins réservés aux officiels. “Je marche au milieu de la foule et je sais que modifier la structure ne va pas résou- dre le problème de l’apartheid dans l’État de Bahia, mais il peut indiquer que le pouvoir public se penche sur la question. Sinon, du moins augmenter le nombre de ‘propriétaires’ de ce business”.
D’après lui, la première mesure à prendre serait d’en finir avec les cordons qui entourent les groupes carnavalesques:“le cordon c’est le pire, c’est la vente de l’espace public et l’imposition du préjugé et de la ségrégation”. Il estime que l’avenir de la fête va dépendre de la capacité du nouveau gouvernement à s’imposer, à discuter et à réaliser un certain type de projet pour la ville: “Salvador est le joyau de la couronne, et il n’est pas possible de ne pas mettre en place un vaste débat jusqu’au carnaval de l’an prochain.Comme il s’agit d’une grande fête populaire, on peut établir une politique durable et plus juste”.
Mais pour Fernandes le plus grave concerne le pouvoir établi par les groupes carnavalesques dans l’organisation de la fête: “C’est un carnaval de persécution, avec un objectif absolument réduit à une demi-douzaine d’individus, hommes et femmes. Ce sont des personnes qui réussissent dans un schéma monté à partir d’un gigantesque mensonge – le fait que Salvador reçoive 1 million de touristes en cinq jours – créé pour vendre l’événement”. Comment cela est-il possible, ajoute-t-il, si la ville ne possède qu’une capacité hôtelière de 27 000 lits? “Il n’y a pas autant de maisons ou d’appartements à louer pour recevoir tant de monde”. D’après ses comptes, si 30 groupes carnavalesques défilent en même temps avec près de 90 000 participants, le nombre de gens dans la rue ne doit pas excéder les 500 000.
Bob Fernandes met en avant de graves problèmes culturels et politiques, qui peuvent à moyen terme faire de la capitale bahianaise un lieu invivable. Des symptômes apparaissent déjà avec la circulation chaotique sur les principales avenues, à cause de concessions cédées à des entreprises de construction de centres commerciaux et d’immeubles résidentiels de luxe.“Maintenant ils veulent à tout prix élever le standing des immeubles de bord de mer pour en faire une nouvelle Copacabana,avec des préjudices au niveau de l’environnement et de la qualité de vie qui atteindront toute la ville”.Fernandes souligne sa préoccupation par rapport à une certaine “lâcheté morale” de la population qui assiste à l’usurpation des biens publics sans réagir”. “Le Bahianais adore lutter tout seul, mais il est incapable de se mobiliser contre les excès de ces petits groupes qui font ce qu’ils veulent dans la ville”, conclut Fernandes en guise de provocation.
Défis
Márcio Meirelles, secrétaire à la culture depuis cinq mois, est conscient des défis à relever et des réformes à entreprendre. Il est l’un des rénovateurs du théâtre bahianais depuis deux décennies, et parle de ces défis avec prudence. Parmi ses priorités se trouve la décentralisation de la culture en province, afin de préserver ou de revivre de riches traditions menacées par le rouleau compresseur que sont devenus la musique et le carnaval de la ville.
Meirelles sourit avant d’évoquer le guêpier qui l’attend: la relation d’échanges de faveurs entre Bahiatursa, les organisateurs et les artistes du carnaval. “Quand il n’y a plus de chef, de colonel, les rapports doivent changer […] Il y a beaucoup de gens qui résistent, parce qu’ils vont perdre des privilèges. C’est l’histoire classique: celui qui se sent menacé réagit. Et c’est cela que nous commençons à vivre: l’attaque des privilégiés”.
Un autre aspect de la culture bahianaise qui éveille l’intérêt des chercheurs est l’importance prise par la musique afro-brésilienne, qui est sortie du ghetto pour s’imposer avec succès à la télévision et sur les stations de radio et alimenter la fête de carnaval à partir des années 1980. Elle est même allée plus loin, en provoquant de profondes transformations, telle que la rupture de barrières de préjugés, en promouvant la réinsertion du Noir dans son espace, dans une ville où 70 % de la population est d’ascendance africaine. Pour Rubim, il s’agit là du côté positif d’une industrie prédatrice, marquée par des équivoques.
Miguez met l’accent sur le fait que l’aggravation de la dispute pour intégrer des groupes carnavalesques a au moins permis de laisser de côté les paramètres raciaux et de beauté: “Aujourd’hui la sélection des membres des groupes carnavalesques, j’en suis sûr, donne la priorité à la question économique”. Même l’idée d’établir un calendrier de carnavals hors époque – les mi-carêmes –, qui remplissent les agendas de certains groupes carnavalesques et d’artistes, semble fragilisée par le manque de nouveauté.
Pour Rubim, c’est en quelque sorte l’université elle-même qui est responsable du début de la valorisation de la culture afro-brésilienne avec la mise en place du Centre d’Études Afro-Orientales (Ceao) dans les années 1960. D’autre part, c’est l’industrialisation de la région appelée Recôncavo avec la création du pôle pétrochimique de Camaçari et du Centre Industriel d’Aratu dans les années 1970 qui a donné lieu à l’émergence de groupes de Noirs plus conscients de leurs droits et de l’importance de leur culture, avec de nouveaux besoins et en accord avec le mouvement du black power américain et de la musique noire, en particulier le reggae.De cet éveil est né le groupe carnavalesque afro-brésilien Ilê Aiê, tourné consciemment vers la valorisation du Noir dans l’État de Bahia.
CARYBÉ, VILAREJO DE PESCADORES, 1981Caetano Veloso
Le troisième élément fut l’engagement dans les années 1970 d’un groupe de compositeurs issus de la classe moyenne et dirigé par Antonio Risério, Caetano Veloso et Gilberto Gil. Il ne s’est rendu compte de la force de la culture noire qu’après son expérience d’exil et son engagement dans le groupe carnavalesque Filhos de Gandhi. Ils allaient planter la semence de ce qui deviendrait l’axé-music.
Risério est d’accord avec Rubim et assume son rôle dans l’histoire. Il raconte qu’il y avait une politique qui prônait clairement “un grand tournant Noir, une population traitée dignement, puisque ce qui existait d’intéressant dans la culture locale venait d’eux”.Cet effort est notamment apparu lors de l’enregistrement de Beleza pura [Beauté pure] de Veloso, et à travers le son de l’afoxé (instrument de percussion) que Moraes a réussi à obtenir avec la guitare. “Nous lançons des signes et aidons à transformer la culture noire en une idéologie hégémonique ”. L’anthropologue se souvint qu’avec Caetano Veloso ils allaient à plusieurs événements liés à la musique noire, promus par des groupes carnavalesques tels que Badauê, Ilê Aiê et Zamzimbá, entre autres.
Aux observateurs curieux, reste l’expectative de voir comment sera le rite de louange de certains grands chanteurs aux politiciens.
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