Publié en juin 2013
Datée de 1764, une phrase de l’ouvrage classique Des délits et des peines, de Cesare Beccaria, reste tout à fait d’actualité: « La perspective d’un châtiment modéré, mais inévitable, fera toujours une impression plus forte que la crainte vague d’un supplice terrible, auprès duquel se présente quelque espoir d’impunité ». Et sa prévision a également capté des tendances en vogue. Pour le sociologue Sérgio Adorno, coordonnateur du Centre d’Études sur la Violence de l’Université de São Paulo (NEV-Cepid/USP, un des 17 Centres de Recherche, Innovation et Diffusion financés par la FAPESP), « au Brésil la sensation est que les crimes, indépendamment de la classe sociale, de la richesse ou du pouvoir, ont augmenté et sont devenus plus violents, avec en plus le sentiment d’impunité ».
Ce « sentiment d’impunité génère du scepticisme par rapport aux institutions chargées d’appliquer la loi et l’ordre, de protéger les droits civils des citoyens consacrés dans la Constitution, en particulier le droit à la sécurité ». Mais quelle serait la dimension réelle de cette impunité ? C’est pour tenter d’y voir plus clair qu’a été menée la recherche Enquête policière et processus judiciaire à São Paulo: le cas des homicides, un dédoublement du projet Étude de l’impunité pénale. L’objectif était d’analyser le flux d’homicides depuis le rapport de police jusqu’à la décision de justice. En plus de mesurer l’impunité pénale, l’étude visait à identifier les facteurs judiciaires et extra-judiciaires, ainsi que les mécanismes institutionnels, qui favorisent l’abandon de l’application de peines pour ces crimes.
Les premiers chiffres révèlent déjà l’amplitude de l’impunité: seulement 60,13 % des homicides ont fait l’objet d’une investigation. Autrement dit, il n’y a pas eu d’enquêtes policières dans 40 % des cas. Tandis que les homicides ont augmenté de 15,51 %, les enquêtes policières n’ont augmenté que de 7,48 %. D’après le sociologue, « cela signifie que l’écart entre le potentiel de croissance de la violence et la capacité des autorités policières à enquêter sur des crimes a augmenté, ce qui a pu se répercuter sur la méfiance des habitants vis-à-vis des institutions chargées d’assurer l’ordre public et d’appliquer la loi et l’ordre ».
La donnée la plus importante concerne la nature de l’auteur des crimes. Dans seulement 19,58 % des rapports de police, les auteurs sont connus. 76,65 % des crimes sont d’auteur(s) inconnu(s). Néanmoins, dans 90,36 % des crimes qui font l’objet d’une enquête les auteurs sont connus. En résumé, explique Adorno, « tout rapport devrait devenir une enquête, mais il y a une sélectivité manifeste centrée sur les 10 % de connus, c’est-à-dire ceux commis par des voisins, des parents, des collègues de travail, des amis de bar, etc. La nature de la responsabilité du crime est un critère de sélectivité enracinée dans la culture de la police ». S’il y a par exemple la suspicion d’une relation avec le trafic de drogues, le risque que le crime ne fasse pas l’objet d’une enquête est encore plus élevé. « Les policiers disent que l’affaire devient très complexe et qu’il y a un groupe spécial pour ces cas ». Par conséquent, le taux d’homicides faisant l’objet d’une investigation est faible, et la condamnation quasi-inexistante dans ces cas. C’est seulement avec le flagrant délit que les possibilités augmentent.
Le sociologue poursuit: « Seulement, le flagrant délit est fait par la police militaire alors que l’enquête est du ressort de la police civile. Donc on a un flagrant qui est aléatoire et qui va être analysé par un autre groupe. Le système fonctionne de manière fragile et irrationnelle ». Il rappelle également qu’en l’absence d’une norme d’investigation entre les commissariats, la sélectivité est encore plus arbitraire que ce que l’on peut imaginer: « La recherche a identifié sept groupes de performance, qui vont de ceux ayant un faible registre d’homicides et une faible production d’enquêtes ouvertes jusqu’à ceux qui ont des registres élevés et une grande production d’enquêtes ». L’enquête policière ne semble pas être une priorité de la politique institutionnelle du domaine de la sécurité publique.
Pour le sociologue Michel Misse, « il ne faut pas confondre le modèle d’enquête policière qui existe dans le pays avec l’enquête policière pure, parce qu’ici sont réunies des attributions spécifiques à la police et des attributions qui, dans d’autres pays, sont réalisées avec le contrôle du Ministère Public ». Michel Misse est professeur du département de sociologie de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ) et auteur de l’ouvrage Inquérito policial no Brasil: uma pesquisa empírica [Enquête policière au Brésil: une recherche empirique] (2010). Selon lui, l’enquête brésilienne est un dispositif de pouvoir important aux mains des commissaires de police, une pièce qui tend à prévaloir pendant tout le processus légal d’incrimination: « C’est le noyau le plus réticent et le plus problématique de résistance à la modernisation du système de justice brésilien. C’est aussi pour cela qu’il est devenu une pièce irremplaçable, la clé qui ouvre toutes les portes du processus et qui épargne du travail aux autres opérateurs du processus, les promoteurs et les juges ». Il se transforme en un dispositif de sélectivité dans la sphère policière: l’instaurer ou non peut le transformer en une « marchandise politique ».
« Si le modèle de l’enquête policière adoptée au Brésil contribue à la faible capacité de résolution judiciaire des conflits et des crimes, il est certain qu’il fonctionne aussi pour préserver et reproduire un ‘système-archipel’ où les savoirs concurrents ne se comprennent pas bien ». L’enquête parcourt cet archipel et lui donne l’apparence d’un continent, alors que les résultats obtenus sont nuls et que la « décapitation », la sujétion criminelle extrajudiciaire, est très souvent la demande et la solution de ceux qui ne font plus confiance à la justice de l’État et décident de faire justice eux-mêmes.
Pour Joana Domingues Vargas, professeur de l’Institut Universitaire de Recherches de Rio de Janeiro (Iuperj), le modèle policier actuel ne se maintient que parce que les commissaires continuent de privilégier les anciens instruments d’enquête et que le lobby au congrès est très puissant. Joana D. Vargas est sociologue et auteur de la recherche Contrôle et cérémonie: l’enquête policière dans un système criminel faiblement ajusté. « Il y a plus de 10 ans que circulent des propositions de simplification et de modernisation de l’enquête criminelle et d’autres topiques similaires, sans résultat. L’augmentation de la criminalité violente au cours des 30 dernières années a encore plus diminué l’effectivité du système de justice criminelle ». Ce sont des nouvelles modalités de crimes, un nombre en hausse d’enquêtes policières et la morosité croissante dans le traitement de ces enquêtes qui conduisent à la perte de légitimité du système: « Il suffit d’imaginer la difficulté que représente la transformation ou la suppression d’instruments qui reproduisent l’ordre social du Brésil, dont l’une des marques centrales est la distance entre les dispositifs prévus dans la loi par l’État et les pratiques effectives qui retombent sur la société, avec pour résultat la méfiance générale vis-à-vis de ces pratiques ».
L’anthropologue Luiz Eduardo Soares est ancien secrétaire à la sécurité de Rio de Janeiro, professeur de l’Université d’État de Rio de Janeiro (UERJ) et auteur de Violência política no Rio de Janeiro [Violence politique à Rio de Janeiro] (1996). Il observe qu’avec ses 50 000 homicides volontaires par an le Brésil occupe la 5e place dans le classement de l’Amérique latine: « Mais de ce total, seulement 8 % sont élucidés, bien que pas jugés, et 92 % restent impunis. Cela veut-il dire que nous sommes le pays de l’impunité ? Oui et non. Parce que nous avons 540 000 détenus, la troisième population carcérale du monde et le taux le plus rapide d’emprisonnement de la planète ». Comment expliquer cette contradiction ? « Pour ces quatre dernières années, plus de 65 % des détenus sont jeunes, pauvres, Noirs, qui n’utilisaient pas d’armes, n’avaient pas de lien avec des organisations criminelles et ont été arrêtés en flagrant délit de trafic de drogues. L’anthropologue critique un système qui emprisonne sans donner aux jeunes les conditions nécessaires pour retourner dans la vie.
« En résumé », explique Adorno, « c’est dans l’étape policière que se trouve le plus grand goulot pour que les accusés suspectés d’homicide puissent être jugés en accord avec le processus légal ». Et quand vient la deuxième étape, le système de justice, un autre goulot apparaît. « Il est pratiquement impossible de faire des recherches dans le judiciaire brésilien, parce que nous avons dépensé des années en quête de dossiers de procès sans réussir à les localiser, entre autres problèmes. Dans ce que nous avons pu trouver, nous avons constaté que seul un tiers des auteurs de délit a été condamné pour homicide, alors que pour les autres il y a eu classement du dossier, relaxe, arrêt des poursuites pour insuffisance de preuves et acquittement ». Au contraire de ce que dit la littérature spécialisée, les étapes judiciaires sont aussi sujettes à une sélectivité évidente, même si elles sont plus restreintes aux contrôles de procédures pénales.
Là encore, la non-investigation des cas où l’auteur n’est pas connu est le facteur central de l’impunité: la non-élucidation a été responsable de la conclusion de 84,5 % des enquêtes archivées. À tout cela s’ajoute la morosité pénale: ces enquêtes archivées ont été conclues dans une moyenne de 25,8 mois. Dans les cas de dénonciation, l’étape policière a été conclue en 4,3 mois. Plus le temps dépensé dans la première étape des procédures judiciaires est grand, plus la possibilité d’investigation est faible. Adorno observe que « des facteurs extra-légaux liés aux caractéristiques biographiques des coupables/accusés, comme la couleur de peau, ne paraissent pas influencer les taux d’impunité. Le profil des prévenus/coupables est très similaire au niveau des relaxes, acquittements, classements de l’affaire, comparativement aux dénonciations et à ceux qui sont passés au tribunal. Les raisons de cela ne sont pas claires. En principe, cette découverte signifie que les préjugés et jugements de valeurs des agents techniques du droit n’influencent pas les décisions judiciaires ou la décision du jugement. Mais l’analyse qualitative a mis en avant des préjugés et des jugements de valeurs dans les arguments utilisés par l’accusation et par la défense ».
Le chercheur explique que « les preuves techniques sont constamment sujettes à des erreurs et dans la plupart des cas tout est centré sur des indices et des témoignages oraux, mais ce qui prévaut sur les documents c’est la loi du silence ; et au long d’un procès qui peut durer jusqu’à cinq ans, beaucoup de témoins disparaissent sans laisser d’adresse, ce qui accentue la production de preuves inconsistantes ». La prévisibilité attendue dans des systèmes de justice qui fonctionnent n’existe pas non plus. « Il est très usuel de tracer des portraits moraux des prévenus, quelque chose de nature extra-judiciaire utilisé par la défense et par l’accusation pour essayer d’influencer les décisions et les jugements. La charge de la preuve est aussi très commune: dans la loi brésilienne, c’est à l’État de prouver la culpabilité des accusés en réunissant des preuves solides. Très souvent, on attribue à l’accusé la charge de prouver son innocence, mais il n’a pas les mêmes ressources que l’État ».
Pour lui, il est difficile de savoir si la confiance en les institutions de sécurité a été ébranlée vu que la confiance en toute institution semble brisée. L’analyse du sociologue Flavio Sapori est la suivante: « C’est pour cette raison qu’au centre de la sécurité l’objectif doit être la réduction de l’impunité. Cela ne passe pas par l’augmentation d’une punition plus rigoureuse des criminels, comme le souhaitent généralement les gens, mais par l’augmentation de la certitude de cette punition. Il n’est pas nécessaire d’avoir des peines plus dures ou d’élargir la typologie des crimes haineux. Ce qu’il faut, c’est augmenter les chances qu’un individu qui a commis un acte criminel soit identifié, emprisonné, jugé et condamné. S’il est condamné, il doit vraiment être acheminé vers le système carcéral ». Flavio Sapori appartient au Centre d’Études et de Recherche en Sécurité Publique de l’Université Catholique Pontificale de Minas Gerais (Cepesp-PUC Minas) et il est l’auteur de Segurança pública no Brasil: desafios e perspectivas [Sécurité publique au Brésil: défis et perspectives] (2007).
Sapori estime que l’impunité est la grande fragilité du système de justice criminelle dans la société brésilienne: « Les cibles ont augmenté ainsi que la disponibilité des armes à feu, mais la capacité préventive du système n’a pas accompagné cette croissance. S’ils n’ont pas augmenté, les seuils d’impunité sont restés les mêmes, à des niveaux élevés. Une impunité entendue comme un faible degré de certitude de punition, et non comme une faible sévérité de la punition ». D’où la continuité des demandes de plus de rigidité et de peines, à l’exemple du débat sur l’abaissement de la majorité pénale.
Adorno pense que « chaque société doit décider ce que sont ses jeunes, si celui qui est apte à conduire une voiture peut ou non aller en prison, mais il y a beaucoup d’équivoques à corriger avant de prendre une décision ». L’une d’elles est la croissance supposée de la criminalité des mineurs: « Dans la réalité, c’est le contraire. Ce qui a augmenté, c’est la cruauté des crimes commis par les jeunes, un facteur qui doit être analysé ». Un autre point est: Dans quelles prisons doivent aller ces adolescents ? « Aujourd’hui, le PCC [N.D.T. ‘Premier Commando de la Capitale’, organisation criminelle] domine les prisons et le comportement des détenus dans les moindres détails. Même les détenus homosexuels sont discriminés là-dedans. Plus le gouvernement construit des prisons, plus le PCC s’enrichit avec les pensions, les ventes et le commerce à l’intérieur et autour de ces prisons. Il ne suffit pas de jeter quelqu’un en prison sans penser à la manière dont il va sortir dans quelques années, un ‘soldat’ entraîné par le PCC ».
Pour le chercheur, la nature du crime a changé mais on continue d’offrir les mêmes réponses, sans tenir compte de la nouvelle « économie du crime » qui opère en groupes organisés sous la forme de réseau, dont la réponse ne peut pas seulement être le désir obsessionnel de loi et d’ordre punitif avec plus de prisons: « La justice comme les personnes ne sont pas préparées pour ce type de crime. Il ne s’agit plus seulement de la question de l’arbitraire, qui doit être combattu, bien sûr, mais de ce qui fonctionne ou non pour donner de la sécurité au citoyen ».
Dans PCC: hegemonia nas prisões e monopólio da violência [PCC: hégémonie dans les prisons et monopole de la violence] (juin 2013), la sociologue Camila Nunes Dias de l’Université Fédérale de l’ABC montre que 90 % des prisons de l’état de São Paulo – soit 200 000 détenus – sont contrôlées par l’organisation criminelle. Mais elle est en train de s’étendre sur le territoire et est présente dans les états de Mato Grosso, Mato Grosso do Sul, Paraná, Sergipe et Pernambuco. L’élément important, c’est que le PCC croît en parallèle avec l’augmentation de la violence, des prisons et, surtout, de l’impunité. « Il y a une chute notable du taux d’homicides dans l’état à partir des années 2000, un mouvement qui commence en 2001 et s’accentue à partir de 2005, quand le PCC s’étend au-delà des prisons, s’établit dans les quartiers de banlieues, une véritable hégémonie en dehors du système carcéral ». L’ouvrage de Camila Nunes Dias est le fruit de sa thèse de doctorat dirigée par Adorno.
D’après la chercheuse, une chute de 80 % du taux d’homicides ne s’explique pas seulement par des facteurs tels que l’expansion du système carcéral ou l’augmentation de la présence d’ONG dans les banlieues, des facteurs communément mobilisés pour expliquer ce phénomène: « À partir du moment où le PCC commence à médier et à réguler des disputes dans le monde du crime, en particulier le trafic de drogues, il contrôle le processus de vengeance et de violence anarchique ». Il devient une instance de médiation qui brise les cycles de vengeance. Idem à l’intérieur des prisons, où il y a de moins en moins de rébellions, ce qui ne signifie pas des améliorations des conditions de vie mais du maintien de l’ordre pour éviter des problèmes avec l’État, preuve de l’hégémonie du PCC, raison pour laquelle on n’entend plus parler de rébellions.
Son analyse est que « le monde du crime a su implanter un dispositif capable d’offrir des paramètres de comportement et d’établir des opérateurs de surveillance et des instances, prises pour légitimes, pour juger et punir les écarts et les déviants ». Évidemment, tout cela au nom du pouvoir, des affaires et d’une idéologie d’opposition vis-à-vis de l’état. L’effort pour bloquer la logique « œil pour œil, dent pour dent » qui a ravagé les banlieues pendant les années 1990, l’interruption des chaînes de vengeances privées, raisons de la majorité des homicides, est une des significations les plus importantes du sens de la justice implicites dans les débats organisés pour résoudre les conflits interpersonnels dans le cadre du pouvoir du PCC, qui affecte directement la chute des taux d’homicides à São Paulo.
Certes, le revers de la médaille de l’ordre social par l’imposition de la paix par le PCC apparaît sous la forme de zones d’exclusion où se trouvent les « parias » qui ne rentrent pas dans l’unité constituée par la consolidation du pouvoir. En même temps, on ne sait pas combien de temps et dans quelles conditions va durer cette « paix », totalement aux mains des criminels. Adorno dit que « la perception de l’inefficacité des agences étatiques à promouvoir la démocratie à cause de l’impunité pénale encourage l’adoption de solutions privées, extrêmement violentes, qui contribuent à augmenter les sentiments d’insécurité collective et l’émergence d’un pouvoir capable de contrôler, de manière fausse, autoritaire et criminelle les conflits ».
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