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BIBLIOTHÈQUE NUMÉRIQUE

La mine des cartes

Un matériel cartographique révèle l’imaginaire colonial portugais

Publié en mai 2011

Vision du Brésil qui révèle l´exploration

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Un matériel cartographique précieux est en train d’acquérir une grande visibilité grâce au travail du groupe de chercheurs de l’Université de São Paulo (USP), responsable de la construction de la Bibliothèque Numérique de Cartographie Historique. L’accès en ligne du site Internet www.cartografiahistorica.usp.br est ouvert à tous. Né d’un concept développé par le Laboratoire d’Études de Cartographie Historique (Lech), le site n’offre pas seulement une collection de cartes rares imprimées entre le XVIème et le XIXème siècle : il permet aussi de réaliser une série de références croisées, de comparaisons et d’interprétations avec la pluralité et la rapidité d’Internet. Iris Kantor, l’une des coordonnatrices du projet et professeur du Département d’Histoire de l’USP, remarque qu’en fin de compte « une carte seule ne fait pas le printemps ». L’ensemble révèle beaucoup plus que des informations géographiques. Il donne la possibilité de percevoir l’élaboration d’un imaginaire dans le temps, dévoilé par des visions du Brésil conçues en dehors du pays. Le travail fait partie d’un vaste projet thématique intitulé Dimensions de l’empire portugais, coordonné par le professeur Laura de Mello e Souza et soutenu par la FAPESP.

Jusqu’à présent, la collection de cartes repose sur deux sources majeures : la première est l’ensemble des annotations produites pendant 60 ans par l’amiral Max Justo Lopes, un des principaux spécialistes brésiliens de cartographie. La deuxième est la collection privée de la Banque Santos, acquise en 2005 par l’État pendant la procédure d’intervention sur le patrimoine du banquier Edemar Cid Ferreira. Une décision judiciaire a transféré la garde des cartes à l’Institut des Études Brésiliennes (IEB) de l’USP – une initiative louable vu que la collection « était entreposée dans un hangar dans des conditions très précaires, sans aucun souci de conditionnement adéquat », observe Iris Kantor. Près de 300 cartes ont été recueillies. On sait que la collection originale en comptait beaucoup plus, mais on ignore où se trouvent les autres.

La première démarche fut de récupérer et de restaurer les pièces. Comme elles sont arrivées à l’USP « totalement nues », un travail de datation et d’identification de l’œuvre et de l’auteur s’est avéré nécessaire. Au cours de 2007 et 2008, le Laboratoire de Reproduction Numérique de l’IEB a fait des recherches, acquis et utilisé la technologie appropriée pour reproduire en haute résolution la collection de cartes. Plusieurs tentatives ont été menées avant d’atteindre la précision désirée des traits et des couleurs. Puis le Centre d’Informatique du campus de l’USP à São Carlos (Cisc/USP) a développé un logiciel spécifique pour créer une base de données capable d’interagir avec le catalogue général de la bibliothèque de l’USP (Dedalus), mais aussi de recueillir et de transférer des données d’autres bases disponibles sur le réseau Internet. L’une des sources d’inspiration des chercheurs a été le site du collectionneur et artiste graphique anglais David Rumsey, qui abrite 17 000 cartes (cf. www.davidrumsey.com) ; une autre fut la Bibliothèque Virtuelle de la Cartographie Historique (pionnière en la matière) de la Bibliothèque Nationale, qui réunit 22 000 documents numérisés (cf. www.bndigital.bn.br/cartografia). Dans l’avenir, les archives cartographiques de l’USP intégreront la Bibliothèque Numérique de Cartographie Historique. La priorité a été donnée aux cartes de la Banque Santos parce qu’elles n’appartiennent pas à l’université et peuvent à tout moment être judiciairement récupérées pour régler des dettes.

Iris Kantor indique qu’aujourd’hui la Bibliothèque Numérique comporte « des informations cartobibliographiques et biographiques, des données de nature technique et éditoriale ainsi que des entrées explicatives destinées à contextualiser le processus de production, de circulation et d’appropriation des images cartographiques ». En affirmant qu’« il n’existe pas de simples cartes », elle sous-entend que la réunion de ces informations est nécessaire pour comprendre ce qui se cache sous la superficie des contours géographiques et de la toponymie. Et d’ajouter : « L’historien part du présupposé selon lequel toutes les cartes mentent ; la manipulation est une donnée importante pour toute pièce géographique ».

Les intérêts géopolitiques et commerciaux de l’époque donnée et de ceux qui ont produit ou commandé la carte ont fait partie de cette manipulation. L’historien Paulo Miceli de l’Université d’État de Campinas (Unicamp), sollicité comme consultant par la Banque Santos au début de la décennie précédente pour l’organisation de la collection, rappelle que le premier registre cartographique de ce qui s’appelle aujourd’hui le Brésil fut une carte du navigateur espagnol Juan de la Cosa (1460-1510). Datée de 1506, elle montre « la ligne de démarcation du Traité de Tordesillas, l’Afrique aux contours très nets et, à sa gauche, un petit triangle pour indiquer l’Amérique du Sud […] Le Brésil a surgi d’une sorte de brouillard de documents, notamment conditionné par la rigueur de la couronne portugaise sur le travail des cartographes qui pouvaient risquer jusqu’à la peine de mort ». Cette apparition « progressive » du Brésil sur la scène géopolitique impériale est le thème de sa thèse de postdoctorat, très justement intitulée Le dessin du Brésil sur la carte du monde – à paraître sous forme de livre par la maison d’édition de l’Unicamp. Le titre fait référence au Theatrum orbis terrarum (Théâtre du monde) du géographe flamand Abraham Ortelius (1527-1598), considéré comme le premier atlas moderne.

Navigateurs
Contrairement à ce que l’on pense, les cartes anciennes n’avaient pas pour fonction principale, et pratique, d’orienter les explorateurs et les navigateurs. Jusqu’au XIXème siècle, ces derniers se valaient de « cartes de navigation », une sorte d’itinéraire écrit – d’après Miceli –, sur des « parchemins sans beauté ni ambiguïté, troués de compas et autres instruments, et qui sont devenus des couvertures de dossiers dans des archives cartographiques ». Iris Kantor observe que « les cartes étaient des objets d’ostentation et de prestige, valorisées et utilisées comme ornements par les nobles et les érudits. […] Un des trésors du Vatican était sa collection cartographique ». Les itinéraires de navigation, par contre, étaient simplement manuscrits et non imprimés. Or, c’est précisément le processus d’impression qui donnait aux cartes le statut de documents privilégiés. Les plaques de métal d’origine avec les altérations effectuées au cours du temps duraient jusqu’à 200 ans et restaient toujours entre les mains de « familles » de cartographes, éditeurs et libraires. Parfois, ces familles étaient des groupes consanguins aux fonctions héréditaires, d’autres fois des ateliers hautement spécialisés. Pour Miceli, les artistes qui accumulaient de l’expérience au long des décennies ne voyageaient pas et recueillaient leurs informations de « navigateurs très souvent analphabètes ». Pour donner une idée du prestige attribué à la cartographie, il rappelle que l’Atlas Maior du hollandais Willem Blaue (1571-1638), peint avec de la peinture d’or, a été considéré comme le livre le plus cher de la Renaissance.

Les « écoles » de cartographes sont l’un des critères de recherche de la Bibliothèque Numérique de Cartographie Historique, parmi lesquelles l’école flamande, la française et la vénitienne – rappelant ainsi que le savoir fondamental provient des navigateurs et cosmographes portugais. Iris Kantor pense qu’elles s’interpénètrent et envisage dans le futur de remplacer le terme « école » par celui de « style ». L’équipe a également pour projet de reconstituer la généalogie de la production de cartes sur la période considérée. L’étude de ces documents comprend l’identification de ceux qui contiennent des erreurs volontairement commises dans un effort de contre-information, nommé par Miceli d’« adultération patriotique ». C’est le cas des cartes qui falsifient la localisation des ressources naturelles, comme les fleuves, pour favoriser les Portugais ou les Espagnols dans la division du Traité de Tordesillas.

La carte Brasil, produite en 1565 par l’école vénitienne et reproduite au début de ce reportage, constitue une évidence de la fonction quasi propagandistique de la cartographie. La précision géographique n’y apparaît pas clairement. Iris Kantor observe : « La toponymie n’est pas très intense, même si toute la côte avait déjà été nommée à cette époque. […] C’est une œuvre destinée à un public profane, peut-être plus pour les commerçants, comme l’indiquent les bateaux ornés d’armoiries de la France et du Portugal. On y voit le commerce du bois pau-brasil, encore sans identification de la souveraineté politique. La région semble être d’accès libre. La représentation des indigènes et leur contact avec l’étranger transmettent cordialité et réciprocité ».

« Au fond, les cartes servent de représentation de nous-mêmes », poursuit l’enseignante de l’USP. « L’étude de la cartographie brésilienne post-indépendance, par exemple, met en avant notre vision d’identité nationale basée sur une culture géographique romantique, libérale et naturaliste, qui représente le pays comme un continuum géographique entre l’Amazonie et le fleuve Plata. À cette époque, l’idée du peuple n’était pas si homogène. Ce n’est pas un hasard si les hommes qui ont conquis l’indépendance et constitué l’assise légale du pays étaient liés aux sciences de la nature, à la cartographie, etc. La question géographique a été essentielle dans la création de l’identité nationale ».

Un exemple très différent d’utilisation des ressources numériques dans la recherche avec les cartes est en cours à l’Unicamp : il s’agit de l’étude Cartes thématiques de Santana et Bexiga, dérivé du projet Travailleurs au Brésil : identités, droits et politique coordonné par le professeur Silvia Hunold Lara et financé par la FAPESP. L’étude se penche sur le quotidien des travailleurs urbains entre 1870 et 1930 (cf. www.unicamp.br/cecult/mapastematicas). D’après la chercheuse, il est possible de reconstituer le quotidien des habitants des quartiers, qui ne sont « pas dissociés de leur mode de travail et de leurs revendications pour des droits ».

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