Publié en septembre 2013
Dans une ère dominée par les extrêmes, Hannah Arendt (1906-1975) a été suffisamment courageuse et sage pour utiliser le monde classique afin de vérifier des propositions morales et politiques. Aujourd’hui reconnue, elle était encore il y a quelques décennies un nom controversé à gauche comme à droite. Mais c’est à partir de ses ouvrages que le totalitarisme, la condition humaine et la « banalité du mal » sont devenus des concepts-clés pour comprendre la modernité. D’où l’importance constante de diffuser son oeuvre, toujours actuelle. C’est ce que propose le nouveau Centre d’Études Hannah Arendt (www.hannaharendt.org.br), relié à l’Institut Norberto Bobbio ; tous deux sont présidés par Raymundo Magliano Filho, ancien président de BM&Fbovespa, et coordonnés par Claúdia Perrone-Moisés, professeur de la Faculté de Droit de l’Université de São Paulo (USP).
Celso Lafer, le président de la FAPESP a été élève d’Arendt dans les années 1960 à la Cornell University, aux États-Unis: « Elle est un auteur classique dans le sens préconisé par Bobbio : un auteur dont les concepts, bien qu’élaborés dans le passé, nous offrent encore quelque chose pour pouvoir comprendre le monde actuel ». Claúdia Perrone-Moisés va dans le même sens: « Toute son oeuvre est d’une actualité intense. Dans les années 1950, elle pensait déjà sur la société de consommateurs et analysait la question, aujourd’hui capitale, de la responsabilité du rapport entre penser et juger ». Le centre est né d’un Centre de Recherche, Innovation et Diffusion (Cepid) de la FAPESP, le Centre d’Études sur la Violence (NEV-USP), qui a abrité entre 2004 et 2010 le Groupe d’Études et d’Archives Hannah Arendt. Claúdia Perrone-Moisés indique que débutera ce mois-ci « le premier groupe d’études sur Responsabilité et Jugement, sur des essais, des cours et des conférences donnés dans les années 1960 et 1970 ». Dans ces écrits, Hannah Arendt y propose une éthique de visibilité dans le domaine public de l’action et de la politique, et évoque une fois de plus le rôle décisif de la réflexion et de la critique dans la détermination de la pratique.
Pour Lafer, « elle est un écrivain suggestif, qui provoque toujours de nouvelles lectures. Chaque génération ressent le besoin de faire son interprétation ». Dans Les origines du totalitarisme (1951), Arendt décrit le processus par lequel – après les traités de paix qui ont mis fin à la Première Guerre mondiale – les droits de l’homme hérités de la tradition des révolutions ont connu de grandes difficultés. « Considérés inexistants pour une catégorie de personnes ‘sans droits’ parce qu’apatrides, les droits de l’homme ont démontré leur inefficacité lorsqu’ils sont détachés de la citoyenneté », explique la coordonnatrice du centre.
D’après elle, la critique d’Arendt sur la question des droits de l’homme concerne leur abstraction, qui devient manifeste quand ils n’ont plus le soutien de la citoyenneté. En fin de compte, les droits de l’homme ont été définis inaliénables parce qu’on les supposait indépendants de tous les gouvernements ; mais dès que les êtres humains cessent d’avoir un gouvernement, aucune autorité n’est là pour les protéger et aucune institution n’est disposée à les garantir : « L’émergence du totalitarisme n’a été possible, selon Arendt, que parce qu’il a été précédé d’un processus dans l’entre-deux-guerres qu’elle a appelé la destitution de l’humain ».
Dans Condition de l’Homme Moderne (1958), elle met en avant la destruction des conditions d’existence de l’être humain dans le monde moderne, opérée par la société de masse. En 1961, un événement a été déterminant dans le parcours intellectuel d’Arendt : son voyage à Jérusalem pour assister et couvrir, pour la revue New Yorker, le jugement du criminel nazi Eichmann. Cette expérience s’est transformée en un livre, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, et a signé son retour dans le champ de la philosophie. L’expression « banalité du mal » développée dans ce travail a également été l’objet de discordes parce qu’elle était vue comme une banalisation de ce qui s’était passé. « Pour certains, Arendt avait trahi l’idée du ‘mal radical’ défendu auparavant, pour simplement le considérer comme banal. Il se trouve qu’elle n’a jamais abandonné le ‘mal radical’, mais ce qu’elle a observé à Jérusalem ne rentrait pas dans cette définition. La banalité du mal était liée à l’incapacité de penser et à l’exécution automatique de tâches du bureaucrate moderne ». Rien de plus XXIe siècle que cela.
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