Publié en mai 2006
Plus connu au Brésil comme bigodeiro (littéralement, moustachu), le tamarin empereur ci-contre aime commander. À l’heure du repas, il reste à distance et laisse les autres tamarins du groupe chercher des fruits au sommet des arbres. Lorsqu’il s’aperçoit qu’ils ont trouvé quelque chose, il émet immé- diatement des cris aigus, tel un sifflement, et expulse ses compagnons qui se trouvent à proximité afin de montrer clairement que c’est lui qui fait la loi. Ce comportement de grand chef à l’italienne ne s’observe pas seulement chez ces singes.Même quand il part à la recherche de nourriture avec des espèces plus petites, le chef impose également aux autres sa supériorité… en criant. Toutefois, la capacité de reconnaître le rôle joué par chaque animal dans son groupe n’est pas la seule à régir la vie de ces deux espèces de tamarins. Le primatologue Júlio César Bicca-Marques, de l’Université Catholique Pontificale du Rio Grande do Sul (PUC-RS) a suivi quotidiennement et pendant quatre mois deux groupes de tamarins empereur et deux de tamarins à tête brune dans une partie de la Forêt Amazonienne en pleine zone urbaine de Rio Branco. Il a pu observer que la capacité d’utiliser des signaux disponibles dans l’envi- ronnement pour trouver de la nourriture était aussi importante que la reconnaissance du chef. Ensemble, ces habiletés ont aidé à modeler l’intelligence de ces singes et d’autres primates – groupe d’animaux qui inclue les êtres humains, même si on ne peut pas transposer directement ces résultats sur notre espèce, sujette à des relations sociales plus intriquées et capable de modifier l’environnement lui-même.
Cette conclusion est née de deux idées indépendantes sur le développement du cerveau et de l’intelligence des primates apparues dans la décennie de 1970. En observant des singes africains, l’anthropologue Sue Taylor Parker a conclu en 1977 que la capacité de traiter les informations environnementales ou écologiques, tel que retrouver son chemin pour rentrer à la maison ou découvrir un arbre comportant de la nourriture, a été essentielle pour la survie des primates.Ainsi, durant des milliers d’années la nature aurait favorisé la survie de ceux dont l’habileté à tirer profit de cette information était la plus grande. D’après ce raisonnement, la nécessité toujours plus grande de traiter des informations environnementales aurait favorisé l’apparition de cerveaux de plus en plus volumineux; celui des tamarins, distants de 35 millions d’années du point de vue évolutif, pèse environ 30 grammes, alors que le nôtre, quarante fois plus gros, pèse environ 1 350 grammes.
Articulation machiavélique
Mais tous n’étaient pas d’accord. En 1976, le psychologue anglais Nicholas Humphrey avait suggéré que le facteur responsable de l’évolution du cerveau des primates était d’ordre social. La nature aurait bénéficié ceux capables de se lier avec les autres membres du groupe, et même de les manipuler dans le but de maintenir le groupe uni. Selon Humphrey, cette habileté serait liée à la capacité de traiter une autre catégorie d’information, connue comme sociale ou machiavélique, en référence au penseur florentin Nicolas Machiavel. En 1513,Machiavel a décrit dans Le Prince les articulations politiques et sociales utilisées par les souverains pour préserver le pouvoir. C’est cette catégorie d’information qu’un bébé de tamarin empereur, voire un tamarin à tête brune adulte, utilise quand il abandonne un cajá ou un ingá (fruits des arbres cajazeira et inga) qu’il vient de trouver et qu’il les laisse au mâle dominant. Les particularités de chaque espèce étant respectées, il s’agit d’une décision similaire à celle de quelqu’un qui laisse un bandit armé voler sa voiture sans réagir parce qu’il sait que les chances de ne pas être blessé et d’acheter plus tard une nouvelle voiture sont plus grandes.
Humphrey argumentait que les primates doivent être des “êtres calculateurs”: ils doivent être capables d’évaluer les conséquences de leur propre comportement, de celui des autres et de l’équilibre entre profits et pertes, des décisions prises sur la base d’informations pas toujours fiables. Si l’on suppose que cette situation est la plus fréquente dans la nature, cette habileté ou intelligence aurait été la principale force ayant contribué au modelage des transformations survenues dans le cerveau des primates depuis l’apparition de ce groupe d’animaux, il y a près de 50 millions d’années.
Durant presque trois décennies, les partisans de chaque hypothèse ont collecté des preuves sans pour autant arriver à un consensus. Aujourd’hui, dans cette série d’expérimentations avec les tamarins d’Amazonie, Bicca-Marques en est arrivé à une conclusion conciliatrice. Il est impossible de déterminer la suprématie d’une forme d’intelligence sur une autre: toutes deux sont essentielles à la survie des tamarins. Selon le primatologue, “une des conséquences de la vie en groupe est que les primates doivent décider de l’endroit où chercher de la nourriture en prenant en compte la probabilité de trouver à manger dans un lieu donné, une information environnementale, associée à la possibilité d’avoir accès à la nourriture ou de la partager avec les autres membres du groupe, une information sociale”.
Bicca-Marques a commencé à se rendre compte que ces facteurs n’avaient pas agi isolément sur le développement du cerveau lors de l’observation du comportement de ces singes au moment du repas. En 1993, il quitta son travail au Ministère de l’Environnement, à Brasilia, et rejoignit l’Université Fédérale de l’État d’Acre (Ufac) pour étudier ces tamarins qu’il ne connaissait qu’à travers les livres.Parallèlement, il contacta l’anthropologue nord-américain Paul Garber, de l’Université de l’Illinois à Urbana. Spécialiste du comportement de ces tamarins, Gaber l’aida à planifier les expérimentations permettant de contrôler l’accès des singes à la nourriture.
Sur une surface de 3 hectares du Parc Zoobotanique de l’Ufac, Bicca-Marques installa des stations d’alimentation où il était possible de contrôler les conditions dans lesquelles les tamarins empereur (Saguinus imperator) et les tamarins à tête brune (Saguinus fuscicollis) trouvaient de la nourriture.Chaque station était formée de huit plateaux, disposés dans un cercle de 10 mètres de diamètre. À une quinzaine de pas de chaque station, il monta une tour d’observation semblable à une maison sur pilotis, à l’intérieur de laquelle on pouvait observer les singes sans être vu.Du 22 septembre 1997 au 29 janvier 1998, Bicca-Marques et trois étudiants en biologie se levèrent chaque matin à 3 h 30 pour aller s’installer dans les tours où, très souvent sous une température de presque 40 degrés, ils restaient assis pendant neuf à dix heures pour accompagner les repas des tamarins. Sur quasiment 4 000 heures d’observation, les singes ont visité les stations 1 294 fois. La majeure partie du temps, cinq ou six tamarins d’une même espèce – S. imperator ou S. fuscicollis – apparaissaient pour le repas.
Au cours des 120 journées d’expérimentation, l’équipe du primatologue prépara simultanément quatre stations tests, dans lesquelles les singes devaient apprendre que les bananes étaient toujours sur les mêmes plateaux – alors que les autres contenaient des bananes en plastique –, ou qu’un cube jaune ou un bâton en bois coloré indiquait la position de la nourriture. Les singes ont bien réussi le premier test, mais seuls quelques membres des groupes de tamarins empereurs et tamarins à tête brune découvrirent que le cube jaune ou le bâton en bois indiquaient le plateau avec la banane. Le fait que certains tamarins n’utilisent pas ces signaux pour trouver à manger ne signifie pas qu’ils soient incapables d’associer. Si l’on analyse ces résultats en prenant en compte l’espèce – S. imperator ou S. fuscicollis – au lieu de chaque individu du groupe, on s’aperçoit que les tamarins empereurs comme les tamarins à tête brune savent traiter des informations environnementales pour trouver de la nourriture.
Pertes et profits
Mais c’est le comportement de ces tamarins – lorsqu’ils venaient se nourrir en groupes d’une seule espèce ou en groupe mixte – qui a montré le suivant: il n’est réellement pas possible de séparer l’influence de l’intelligence environnementale sur le développement du cerveau de l’influence de l’intelligence sociale. Dès que l’une des deux bandes de tamarins empereurs apparaissait pour manger seule, le mâle le plus fort du groupe – appelé dominant ou alpha, une espèce de chef – attendait que ses subalternes localisent les bananes avant de se manifester et de s’approprier ce qu’il considérait comme sien. Il ne se passait la même chose que dans les groupes mixtes. Ce n’est que chez les tamarins à tête brune que le niveau de collaboration était plus élevé: fréquemment, tous s’efforçaient de chercher les bananes sur les plateaux. Cette collaboration en apparence injuste, la protocoopération, bénéficie en réalité les deux camps. En effet, les tamarins empereurs économisent de l’énergie pendant que leurs subordonnés recherchent à manger dans les parties les plus basses de la forêt, et les tamarins à tête brune attendent le tour de manger les fruits trouvés par les tamarins empereurs au sommet des arbres, ou capturent des insectes qui ont échappé à ces derniers et qui s’enfuient près du sol. D’autre part, les deux espèces tirent bénéfice de la vigilance contre les prédateurs effectuée par ses compagnons.
Une autre singularité de la cohabitation entre ces deux espèces est le fait que le poids de chaque type d’information peut varier d’un moment à un autre. Pour Bicca-Marques, “ces petits primates traitent les deux formes d’information de manière alternée durant la journée”. Le primatologue a décrit ses découvertes dans une série d’articles, les plus récents ayant été publiés dans l’American Journal of Primatology, l’International Journal of Primatology et le Journal of Comparative Psychology. Quand ils apprennent qu’un plateau donné contient toujours un morceau de banane, les subordonnés utilisent l’information environnementale pour trouver la nourriture. Pour les tamarins dominants, c’est l’information sociale qui prévaut lorsqu’ils utilisent leur position hiérarchique pour prendre l’aliment trouvé par les autres, même s’ils savent également utiliser des signaux environnementaux.
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