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Entretien

Marta Maria Azevedo: En défense des peuples indigènes

Démographe et anthropologue pionnière dans l’identification du phénomène de rétablissement de la population chez les indigènes brésiliens

Léo Ramos Chaves / Revista Pesquisa FAPESP

Dans les années 1990, alors que l’on pensait que les peuples indigènes étaient en voie d’extinction, la démographe et anthropologue Marta Maria do Amaral Azevedo a découvert que les peuples natifs de la région du Rio Negro, en Amazonie, vivaient une dynamique de rétablissement de leur population. Ses découvertes ont coïncidé avec des résultats similaires dans d’autres régions du Brésil et ont servi comme élément clé pour la formulation de politiques de santé publique et d’éducation pour les peuples autochtones.

Première femme à présider la Fondation Nationale de l’lndien (Fundação Nacional do Índio – FUNAI) en 2012, sa trajectoire a été marquée par une intersection constante, pas toujours harmonieuse, entre indigénisme, anthropologie et démographie. Dans cette institution, son objectif principal a été la lutte pour les droits des peuples autochtones, en particulier les Guarani-Kaiowá, avec lesquels elle a appris et développé des recherches et des actions indigénistes depuis les années 1980.

Âge
67 ans
Spécialité
Anthropologie et démographie
Institution
Université d’État de Campinas (Unicamp)
Formation
2e cycle (1978) à l’Université de São Paulo (USP) et Doctorat (2003) à l’Unicamp
Production
Auteure d’articles et de livres sur la démographie, la sécurité alimentaire et la santé des femmes indigènes, en plus d’avoir contribué à inclure les peuples autochtones dans le recensement démographique

Menacée de mort plusieurs fois dès sa jeunesse, la chercheuse du Centre d’études démographiques Elza Berquó (Nepo) de l’Université d’État de Campinas (Unicamp) envisage avec inquiétude l’avenir des peuples indigènes du pays, mais aussi avec espoir. Au milieu de la résurgence de la violence contre ces peuples, Azevedo agit toujours en première ligne pour assurer le développement de nouvelles méthodologies de collecte dans le recensement démographique, qui, espère-t-elle, devrait apporter des nouvelles sur la cartographie des populations traditionnelles sur le territoire brésilien, principalement celles situées dans des zones les plus isolées. De plus, elle travaille sur des projets ayant pour but de sauvegarder la mémoire des peuples autochtones tout en cherchant à restituer les connaissances accumulées aux communautés avec lesquelles elle a travaillé au cours des dernières décennies. Azevedo a trois enfants et une petite fille et a accordé cette interview dans son appartement où elle vit seule.

Comment voyez-vous les relations actuelles entre les Indigènes et les Blancs au Brésil?
Le pays connaît un énorme racisme contre les non-Blancs, y compris les Noirs et les peuples autochtones. Le racisme contre les Indiens se traduit de deux manières. L’une d’entre elles résulte de l’époque coloniale et les voit comme des peuples égaux à la nature : ils sont naïfs, n’ont pas besoin d’entrer à l’université et, s’ils utilisent des téléphones portables, ils cesseront d’être des Indiens. Pendant longtemps au Brésil, on a estimé que les indigènes n’avaient pas la capacité de raisonner, qu’ils vivaient dans des sociétés simples et qu’ils étaient comme les enfants. Par conséquent, ils devaient être protégés par l’État. L’autre type de préjugé est à l’opposé : l’Indien est sauvage, assimilé à un animal. Tout cela est enraciné dans l’ignorance de la population. L’article 26-A de la loi fédérale n° 9394 de 1996 rend obligatoire l’étude de l’histoire et des cultures afro-brésiliennes et indigènes. Cependant, cette pratique n’est pas très répandue. Nous avons plus de manuels sur les Afro-Brésiliens que sur les peuples autochtones.

Quelles sont les conséquences de cette pratique?
Après 2016, la violence contre les leaders autochtones a augmenté de façon exponentielle, tout comme l’invasion de leurs territoires. Les terres indigènes des Kaiapó, qui ont toujours réussi à surveiller leur territoire, ont été envahies. Le Rio Negro, dans la région amazonienne, aussi. En terre yanomami, tout au début de l’année 2019, l’orpaillage a été autorisé et des viols, meurtres et massacres ont été dénoncés. Sur les terres des Munduruku, des orpailleurs sont entrés avec des bateaux miniers dont je n’aurais jamais imaginé l’existence. Ils ont la taille d’un stade de football et rejettent du mercure dans l’environnement à une vitesse et en une quantité effrayantes. La contamination de la région d’influence de la rivière Tapajós est énorme. L’arc de déforestation s’étend de plus en plus et a atteint maintenant l’Acre et le sud de l’Amazonie. Les préjugés se sont ajoutés aux intérêts économiques et, au cours du seul mois de septembre de cette année, nous avons enregistré le meurtre d’au moins 17 dirigeants indigènes. Sans parler du viol des filles. Le recensement de 2022, qui est désormais sur le terrain, devrait nous permettre d’avoir une idée du nombre de personnes exécutées à la suite d’opérations minières. La mort de l’indigéniste Bruno Araújo Pereira et du journaliste britannique Dom Phillips dans la vallée du Javari, en juin de cette année, a eu lieu dans ce contexte de violence accrue.

Vous avez utilisé les termes « indien » et « indigène » pour parler de la situation actuelle de ces populations. Quelle est la bonne nomenclature?
Pourquoi « indien » ? Parce que Cabral est arrivé ici en 1500 et pensait qu’il était arrivé en Inde. Par la suite, le terme índio (indien) a cessé d’être politiquement correct et on a décidé qu’il valait mieux utiliser « indigène »1. Le mot autochtone signifie que vous êtes originaire de cet endroit. Utiliser le mot « indien » aujourd’hui est une gaffe, mais il n’est pas chargé de préjugés, malgré son origine coloniale. Aujourd’hui, le terme considéré comme le plus correct est celui de « peuples originaires », voulant dire « autochtones », mais je ne l’utilise généralement pas.

Pouvons-nous remonter le temps et parler de votre enfance?
Nous vivions à l’intérieur de l’état de São Paulo, à São Carlos. Puis nous sommes arrivés à la capitale. Mon père était procureur et ma mère était licenciée ès Lettres. Elle connaissait plusieurs langues, mais elle était femme au foyer. Une influence très importante a été mon grand-père maternel, Afrânio Amaral, une personne hors du commun. Il était médecin, puis il est devenu directeur de l’Institut Butantan. Il m’a appris le grec et le latin quand je passais du temps chez lui. Lors d’un de ces voyages, j’ai trouvé une sorte de magazine, que j’ai encore aujourd’hui, avec des dessins d’Indiens de l’Amérique du Nord. J’avais environ 14 ans et je me suis intéressée au sujet. Des années plus tard, quand je suis allée vivre avec les Guarani, mon grand-père a appris à parler cette langue en un an pour parler avec moi. J’ai également étudié à la Escola Livre Superior de Música (École Libre Supérieure de Musique), à Higienópolis, quartier de la ville de São Paulo : je jouais de la flûte à bec, de la clarinette et je chantais. Mon père ne le voulait pas, alors j’ai commencé à travailler à 15 ans et mon grand-père payait mes mensualités scolaires. J’ai récemment recommencé à jouer et à chanter.

Comment s’est passée votre entrée à l’université?
J’ai étudié les sciences sociales à l’Université de São Paulo (USP), de 1974 à 1978. Le premier jour, je me souviens que l’un des professeurs, aujourd’hui célèbre, a déclaré : « Si quelqu’un est venu dans ce cours pour travailler avec l’anthropologie, oubliez cela, parce que les Indiens sont en train de disparaître ».

Cela vous a-t-il découragé?
Non, ce n’est pas facile de me décourager.

Et que s’est-il passé?
À la fin de mes études, j’ai toujours dit que je voulais travailler avec les Indiens, mais il y avait un très grand décalage entre les universitaires et les indigénistes. L’expression « travailler avec les Indiens » n’avait aucun sens. Ce qui était accepté, c’était d’étudier les Indiens. En 1976, j’ai regardé un documentaire sur les Guarani du Mato Grosso do Sul, à la fac. Le film avait été réalisé par l’anthropologue Rubem Ferreira Thomaz de Almeida (1950-2018). À la fin de la projection, Almeida a invité les étudiants intéressés à en savoir plus sur une initiative en cours avec les Guarani. Il s’agissait d’un projet lié à des anthropologues du Paraguay et financé par l’institution allemande Brot für die Welt (Pain pour le monde), qui soutient encore aujourd’hui des activités liées aux peuples autochtones du monde entier. Je finissais ma troisième année de faculté et j’ai rejoint le projet, en arrivant au village en janvier des vacances suivantes. J’ai suivi ma dernière année de 2e cycle en faisant des allers-retours entre le Mato Grosso do Sul et São Paulo. Dans le cadre de cette initiative, Almeida et l’un de mes amis de la fac, Celso Aoki, concevaient un projet de jardin communautaire et voyageaient de village en village. Mais je voulais rester au même endroit, apprendre la langue et travailler avec les femmes. Quand je suis arrivée au village, il y a eu une journée entière de réunions ; c’est ainsi que font les Guarani. Ils ne parlaient qu’en guarani, me montraient du doigt et riaient. Ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’ils discutaient pour savoir qui adopterait la blanche. La famille qui m’a adoptée devait me nourrir, me loger et m’éduquer. J’étais une ignorante totale, je ne parlais pas leur langue. Un couple m’a acceptée et cette nuit-là j’ai déjà dormi chez eux. J’ai commencé à me rendre compte de notre immense ignorance. Le seul livre en anthropologie qui existait sur eux au Brésil était Fundamental Aspects of Guarani Culture [Les aspects fondamentaux de la culture Guarani], écrit par Egon Schaden (1913-1991).

Avez-vous fait beaucoup de gaffes?
Oui, beaucoup. Il y avait une dame, qui était ma grand-mère, disons, qui évitait de me rencontrer quand j’allais aux champs ou à la petite rivière pour prendre mon bain. Elle disait que mes yeux étaient pleins de feu et que je brûlais beaucoup. Pendant toute une année, elle s’est cachée dans la brousse quand elle me voyait sur les sentiers, pour que nos yeux ne se croisent pas. Petit à petit, les Guarani m’ont élevée. Ils ont chargé une enfant, alors âgée de 7 ans mais aujourd’hui déjà grand-mère, de m’apprendre les bases du comportement. Au fil des mois, j’ai appris la langue et j’ai lu tout le matériel ethnologique disponible au Paraguay sur eux.

Êtes-vous mariée, avez-vous eu des enfants?
En 1978, je me suis mariée, j’ai eu Laura et Francisco. Je vivais déjà avec les Guarani et les emmenais avec moi au village. Leur père pensait que c’était absurde, il pensait qu’après être devenue mère, je quitterais le travail. Mon deuxième mariage a été avec quelqu’un que j’ai rencontré dans un cours que je donnais au Conseil Missionnaire Indigène (Cimi). J’ai eu mon troisième enfant, João Pedro, qui ne m’a pas accompagnée au pays des Guarani, mais qui est allé beaucoup en Amazonie dans l’état d’Amazonas. Mon unique petite-fille, Luzia, est la fille de Francisco.

Des orpailleurs sont entrés sur les terres des Munduruku avec des bateaux miniers de la taille de stades de football

Lorsque vous avez commencé à emmener vos enfants au village guarani, votre acceptation dans la communauté a-t-elle changé?
Oui. Quand j’ai amené Laura toute petite à Antonina, qui était ma mère-sœur indigène, elle a dit : « Laisse-la ici et je l’élèverai bien mieux que toi ». Laura rampait à peine lorsqu’elle est allée au village pour la deuxième fois, et elle est allée dans des endroits où elle ne pouvait pas aller. Vers le feu, par exemple. Alors ils ont creusé un trou dans la cour pour qu’elle puisse y rester et apprendre à sortir et à marcher. Dans ce contexte d’enfant, un autre dialogue s’est ouvert auquel je n’aurais jamais eu accès autrement. En emmenant mes enfants, j’ai beaucoup appris sur la façon dont ils éduquent.

Avec les Guarani, vous avez fait un travail pionnier dans l’enseignement scolaire.
Après six mois au village, je parlais déjà un peu le guarani. Un jour, j’ai rencontré des femmes qui m’ont montré un cahier, un de ceux que l’enfant remplit pour apprendre à lire et à écrire, utilisé à l’école locale, au poste de la Funai. Mais elles me l’ont montré à l’envers ! Il y avait des figures de raisin, d’avion. Les femmes ont dit : « Nos enfants apprennent cela, mais nous ne savons pas ce que cela signifie en guarani ». Je me suis aperçue que même les dessins n’avaient aucun sens. Les mères et les enfants ne comprenaient pas leur contenu. Ils m’ont demandé de leur apprendre à lire et à écrire, comme aux enfants. D’abord en guarani, puis en portugais.

C’est donc à leur demande que l’éducation est devenue un thème de votre travail?
}Oui. J’ai travaillé dans l’enseignement scolaire pour le reste de ma carrière. Ce poste de la Funai avait une petite maison en bois avec un sol en ciment battu, une petite fenêtre, un tableau noir et un tas de bureaux à moitié cassés, mangés par des cafards. C’était l’école, ce qui n’avait aucun sens pour eux. J’ai tout enlevé, j’ai ouvert les fenêtres et nous nous sommes assis par terre. Mais le sol était glacé. Nous avons commencé à casser le ciment pour en faire un sol en terre, afin de pouvoir allumer des feux, car il faisait très froid. Cependant, j’ai compris que j’étais trop ignorante pour enseigner aux enfants. Ils m’ont posé des questions auxquelles je ne savais pas comment répondre. Les Guarani-Kaiowá connaissent les êtres invisibles, par exemple, et je ne savais pas travailler cela.

Le guarani est-il une langue orale?
Ils utilisaient une symbologie graphique. Par exemple, lorsqu’ils dessinaient une sorte d’étoile, cela signifiait qu’il y avait du bois de chauffage. Ils s’appuyaient sur des symboles pour les arbres et les êtres. Du côté paraguayen, les linguistes avaient déjà transcrit la langue guarani dans l’alphabet occidental. J’y ai passé un mois et demi pour apprendre la langue écrite et j’ai compris qu’il fallait former des professeurs Guarani-Kaiowá au Brésil, pour l’enseigner aux enfants. En 1979, nous avons organisé la première réunion nationale sur l’éducation scolaire autochtone à São Paulo, financée par la Fondation Ford, avec la participation de la Commission pro-indienne du Département des sciences sociales de l’USP, et des institutions telles que le Cimi et la Funai.

À la manière guarani, on ne crie jamais devant personne. Pour cette raison, ils ne réagissent jamais violemment aux expulsions

Jusqu’à quand êtes-vous restée au village?
Jusqu’en 1991. J’y restais six mois, puis je retournais à São Paulo quelques mois, et ça a été comme ça pendant ces années. À cette époque, dans le Mato Grosso do Sul, la déforestation et l’installation de propriétés agricoles avaient lieu. Installer une ferme, c’est utiliser deux énormes tracteurs avec une chaîne qui abat tout sur son passage. Lorsque les éleveurs (les fermiers) tombaient sur des communautés indigènes, ils appelaient la Funai pour les expulser de la terre. Sa mission était de faire évacuer les habitants et de les placer dans des réserves que le maréchal Rondon (1865-1958) avait délimitées au début du XXe siècle. L’une d’entre elles était à Taquaperi, où j’habitais. Des familles entières y arrivaient venant d’ailleurs. Cela a commencé à générer beaucoup de conflits dans la région et beaucoup de ces familles ont fui. Comme je parlais guarani, la Funai m’a demandé de retrouver les expulsés. Ils étaient renvoyés, restaient dans des campements en bordure de route ou dans des réserves surpeuplées. Être Guarani, c’est une manière d’être particulière. Vous n’êtes jamais en colère contre quelqu’un, vous ne criez jamais, vous ne levez jamais le ton. En raison de cette manière d’être, ils n’ont pas réagi violemment aux expulsions, d’autant plus qu’on leur avait dit qu’ils pourraient revenir plus tard. Leurs maisons ont été incendiées et ils ont été mis dans des camions. De nombreux suicides ont eu lieu à cette époque, y compris des jeunes.

Et comment s’est déroulée votre vie universitaire après cette expérience?
Je suis entrée en master à l’USP en 1982, pendant que je vivais encore chez les Guarani. Je voulais étudier ce que je vivais et les anthropologues de troisième cycle voulaient que j’écrive une dissertation théorique, quelque chose qui ne m’intéressait pas. Je suis alors retournée au village et, quand je suis revenue à São Paulo, j’ai découvert que ma directrice de recherche m’avait retirée du programme. Je m’en fichais, parce que je pensais que la vie universitaire n’était pas faite pour moi.

Quand le point de vue de l’université sur les peuples autochtones a-t-il commencé à changer?
En 1988, avec l’Assemblée constituante, une nouvelle ligne théorique a commencé à se développer en anthropologie. Selon ce courant, les Indiens n’allaient pas disparaître, comme l’avaient prédit d’anciens intellectuels. Des anthropologues tels que Manuela Carneiro da Cunha et Eduardo Viveiros de Castro ont joué un rôle de premier plan dans ce processus. Ils ont commencé à soutenir l’idée que la culture implique les mécanismes par lesquels les gens entrent en contact avec les autres et changent. Cependant, même avec ce contact, ils ne cessent pas d’être ce même peuple.

Comment vous êtes-vous approchée de l’Unicamp?
En 1990, j’ai participé à une réunion d’enseignants indigènes à Manaus et ils m’ont invitée à aller dans le haut Rio Negro. Ils savaient déjà lire et écrire et voulaient apprendre à élaborer des projets pour obtenir des financements et faire un recensement démographique. Ils étaient en train de délimiter des terres et le gouverneur de l’état d’Amazonas à l’époque a déclaré qu’il n’y avait que 3 000 Indiens dans la région alors que le Cimi parlait déjà de 30 000. Des anthropologues travaillant dans la région prétendaient qu’il n’était pas possible de faire un recensement, mais je pensais que c’était parfaitement faisable. Je ne connaissais rien en démographie, mais je suis allée à l’Unicamp et j’ai parlé à Maria Coleta de Oliveira, qui est devenue plus tard ma directrice de thèse. C’est une anthropologue démographe qui n’avait jamais travaillé avec les autochtones, mais qui était visionnaire et persuadée qu’il était possible de faire un recensement. En 1992, nous avons élaboré un questionnaire simple. Nous l’avons ensuite ronéotypé et effectué le recensement en partenariat avec des enseignants indigènes de cette région. Nous avons visité 300 villages indiens et recensé plus de 20 000 personnes vivant sur le cours supérieur du Rio Negro.

C’est ainsi que vous êtes devenue démographe?
Oui. Lorsque nous avons terminé le recensement, nous avons constitué une base de données déjà numérisée. Nous avons emmené le premier ordinateur à Rio Negro. Il s’agit d’une zone frontalière. À notre arrivée, plusieurs institutions sont apparues, telles que des organisations non gouvernementales et des militaires, demandant l’accès à notre base de données. L’armée voulait connaître tous les emplacements des villages de la région. J’ai dit : « La base de données appartient à la Fédération des organisations indigènes du Rio Negro ». Après cela, j’ai commencé un doctorat en démographie à l’Unicamp. Pour ma thèse, j’ai commencé à parcourir les communautés du Rio Negro.

Je ne vais jamais oublier la marque de cette machette sur mon cou. Tout indigéniste au Brésil subit ce type de violence

C’est alors que vous avez découvert la croissance démographique des Indiens?
Ma soutenance de thèse a été difficile. J’avais identifié que le nombre moyen d’enfants par femme, sur le Rio Negro, était de sept. À cette époque, le nombre moyen d’enfants par femme au Brésil était de deux. Maintenant, il est de 1,1. Autrement dit, je disais que le nombre moyen d’enfants par femme parmi les peuples autochtones était beaucoup plus élevé que la moyenne du pays et, par conséquent, qu’ils connaissaient une reprise démographique. J’ai été la première à le dire. Les démographes n’y croyaient pas et m’ont beaucoup critiquée. Heureusement, il y avait deux anthropologues présents dans le groupe de travail qui observaient le même phénomène sur les fleuves Negro et Xingu et qui m’ont soutenue. Jusque-là, l’opinion dominante affirmait qu’ils diminueraient en nombre jusqu’à leur extinction.

Comment vos découvertes ont-elles affecté la formulation des politiques publiques?
Après avoir montré que les peuples autochtones étaient en voie de rétablissement démographique, d’autres chercheurs ont commencé à identifier le même phénomène dans des régions comme le Xingu, par exemple. La Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) m’a invitée à plusieurs réunions et séminaires, où nous avons analysé des données et discuté des profils et de la dynamique démographique des peuples autochtones d’Amérique latine et des Caraïbes. Nous avons conclu que le phénomène de rétablissement de la population se produisait dans toute la région. Sur la base de ces résultats, en 2001, avec l’Association brésilienne d’études démographiques (Abep), nous avons créé un comité de démographie indigène. La dynamique démographique des peuples autochtones au Brésil était complètement inversée par rapport à celle du reste de la population. Alors que la fécondité brésilienne diminuait, la fécondité indigène augmentait. On a commencé à donner plus de visibilité à cela, à penser à des politiques publiques. Il est nécessaire de prendre en compte ces données pour calculer les besoins en médicaments, infirmiers, centres de santé et écoles.

En 2012, vous étiez la première présidente de la Funai.
Depuis le début des années 1990, je travaillais comme consultante auprès des ministères de l’Éducation et de la Santé sur des questions concernant l’éducation et la santé des autochtones. En 2012, j’ai été invitée à assumer la présidence de la Funai. Quand ils m’ont appelé, j’ai demandé : « Mais combien de personnes avez-vous invitées? ». J’ai découvert que j’étais la septième. Personne ne voulait être président de la Funai, car personne ne savait quoi faire des Indiens. J’ai accepté, parce que je suis indigéniste, alors je me sentirais chez moi. Quand j’ai assumé mes fonctions, j’ai parlé à tous les employés. C’était la première année que la Funai mettait en œuvre l’intégralité de son budget, c’était un travail difficile. Ce n’est pas parce qu’une personne est anthropologue ou indigéniste qu’elle est forcément douée pour mettre en œuvre des politiques publiques. Ce sont des qualités différentes. Il faut organiser le travail de façon que les gens se sentent engagés. Par exemple, les écoles indiennes ne peuvent pas être construites en ciment. Il est illogique de transporter du ciment à 500 kilomètres au-dessus de la ville de São Gabriel da Cachoeira, de l’autre côté du Rio Negro, cela fait trop monter le prix. Par conséquent, il vaut mieux construire des écoles en bois avec une bonne durabilité et écologique, en tuile ou en paille, des matériaux que l’on trouve dans les communes ou non loin de celles-ci. En d’autres termes, si vous ne connaissez pas le Brésil et l’administration publique, même si vous êtes un bon anthropologue ou indigéniste, vous ne pouvez pas être un bon président de la Funai. Je suis restée un peu plus d’un an à la présidence. J’ai eu beaucoup de difficultés avec les anthropologues et aussi avec le gouvernement, qui n’a pas autorisé à réaliser ce que je pensais qu’il était nécessaire de faire. Ma santé a également été affectée.

Pensez-vous que la présence autochtone au conseil d’administration de la Funai serait une garantie d’une bonne gestion?
Tout comme être une femme ne garantit pas d’être féministe, être autochtone n’assure pas d’être un bon ou une bonne indigéniste. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de définir qu’ils peuvent être les seuls employés de la Funai. C’est la première leçon : ça ne sert à rien de connaître l’anthropologie, l’ethnologie, si on ne sait pas ce qui se passe réellement ou qui fait quoi. Je pense que c’est très bien que les Indiens veuillent prendre le contrôle de la Funai, mais il faut savoir que cela va exiger beaucoup de travail et qu’ils vont devoir beaucoup compter sur les indigénistes.

Comment va la Funai actuellement?
La fondation a été militarisée et également remise aux missionnaires fondamentalistes évangéliques qui veulent civiliser les Indiens et « faire sortir le diable du corps » des cultures indigènes. Elle utilise très peu son budget. Malgré cela, elle dispose de très bons indigénistes techniques, qui sont des candidats récents, comme ce fut le cas de Bruno, qui a été assassiné. Avant, il y avait 800 employés, mais beaucoup ont pris leur retraite. Il est donc nécessaire d’ouvrir davantage d’appels d’offres et de former du personnel, notamment dans le domaine de la gestion environnementale et territoriale, mais aussi créer des projets d’économie circulaire. Une tâche très peu réalisée par la fondation est l’incitation à diffuser la culture autochtone auprès des écoles non autochtones.

Qu’attendre du prochain recensement?
Le recensement de 1991 n’a pas couvert les communautés éloignées du Rio Negro, seulement les villes. Je faisais partie de la Commission de la société civile du recensement lorsque j’ai commencé à me battre pour l’inclusion de la question autochtone dans les secteurs de recensement qui coïncidaient avec les terres autochtones. Par la localisation, en 2010, l’agent recenseur a commencé à avoir accès aux questions sur la langue et l’ethnicité. Dans le recensement en cours, il y a un questionnaire par communauté autochtone. Lors du recensement de 1991, 180 personnes ont été identifiées. Après, on en a cartographié 305. Je pense qu’actuellement on en atteindra 400.

Quelle est votre activité principale maintenant?
Je suis chercheuse au Nepo depuis 2005. J’ai réussi un concours après avoir terminé mon doctorat, en 2003. Je travaille dans la recherche-action : recherche et intervention sociale. Ces dernières années, j’ai participé au comité technique du recensement de l’IBGE (Institut brésilien de géographie et de statistique) en tant que responsable des quilombolas, que j’ai dû commencer à étudier. J’ai organisé mes enregistrements de chant, revu des photos et je vais leur rendre en organisant des expositions et d’autres activités. Je suis également membre du conseil consultatif du Fonds des Nations Unies pour la population au Brésil, du conseil d’administration de l’Instituto Socioambiental et je suis coordinatrice du groupe de travail Démographie des peuples autochtones de l’Abep.

Comment avez-vous vécu la pandémie?
J’ai un déficit immunitaire. Le médecin ne sait pas si c’était le résultat d’un grand nombre de cas de paludisme ou si c’était d’origine génétique. Donc, la pandémie a affecté ma vie sociale, car je ne peux toujours pas aller dans des endroits avec beaucoup de monde. Je ne peux pas prendre de risques, ça ne sert à rien de me vacciner car mon système immunitaire ne peut pas construire de défenses. Je ne vois que mes enfants et j’embrasse ma petite-fille avec un masque. Elle aura 6 ans. Au cours de la première année de la pandémie, sans vaccin, j’ai perdu de nombreux amis autochtones âgés. Aujourd’hui, je fais beaucoup de choses via WhatsApp. Nous avons formé une organisation appelée União Amazônia Viva, à l’initiative du photographe Sebastião Salgado. Je suis amie d’Expedicionários da Saúde, une organisation non gouvernementale de médecins de Campinas qui travaille dans les urgences et s’est organisée pour travailler avec la santé indigène. En partenariat avec des médecins qui travaillaient en terres indigènes, comme le programme Xingu de l’Unifesp (Université fédérale de São Paulo) et le Secrétariat spécial pour la santé indigène du ministère de la Santé, ils ont installé des ensembles de réseaux avec de l’oxygène. J’ai passé l’année 2020 impliquée dans ce projet. Il fallait faire un confinement dans les villages et il n’y avait pas de nourriture, j’ai donc aussi aidé à organiser le don de paniers alimentaires de base.

Dans votre trajectoire aux multiples facettes, avez-vous eu peur face à quelque situation?
Plusieurs fois. Lorsque je vivais dans le village de Taquaperi, dans les années 1980, le projet sur lequel je travaillais possédait une maison dans la ville d’Amambai, à 30 km. Une fois tous les trois mois environ, j’allais en ville. Un jour, très tôt le matin, je me suis réveillée et j’allumais le poêle à bois pour faire mon maté. J’ai entendu un bruit à la porte d’entrée, qui n’était pas verrouillée, et j’ai vu un fermier soudainement ouvrir la porte d’entrée, une machette à la main. Il a mis la machette sur mon cou et a dit : « Vous, les anthropologues, vous n’avez aucune idée dans quoi vous vous embarquez ». Je n’oublierai jamais la marque de machette sur mon cou. Il a sorti son pistolet sans me faire mal, mais j’étais terrifiée. Avant, j’avais déjà subi des menaces de viol par des camionneurs alors que j’attendais le bus sur le bord de la route. Mais je portais du gaz poivré, je l’ai utilisé sur eux et j’ai réussi à m’enfuir. Lorsque j’étais présidente de la Funai, j’ai également reçu beaucoup de menaces par téléphone et j’ai été intimidée par des visiteurs inattendus qui se sont présentés dans mon bureau. Tous ceux qui sont indigénistes au Brésil subissent ce type de violence à un moment donné. Les orpailleurs sont entrés avec des radeaux miniers de la taille d’un stade de football sur les terres de Munduruku. À la manière guarani, on ne crie jamais devant personne. Pour cette raison, ils ne réagissent jamais violemment aux expulsions. Je ne vais jamais oublier la marque de cette machette sur mon cou. Tout indigéniste au Brésil subit ce type de violence.

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