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Santé

Un bataillon de naissances précoces

En 2015, 40 % des bébés ont quitté l’utérus maternel avant d’atteindre la maturité biologique, en partie à cause de césariennes électives

Prématuré pris en charge dans l’unité de soins intensifs de l’Hôpital des Cliniques de l’Université de São Paulo

Léo Ramos Chaves

Depuis une dizaine d’années, le Brésil occupe la position inquiétante de leader mondial en termes d’accouchements chirurgicaux, ou césariennes. En augmentation depuis les années 1970, le nombre de césariennes a dépassé celui des accouchements naturels en 2009 et depuis il ne présente pas de baisse significative malgré les tentatives du gouvernement fédéral et des entités médicales. Sur les 2 903 716 bébés nés en 2015 dans les maternités et hôpitaux brésiliens, 1 611 788 sont venus au monde par le biais de césarienne (cf. graphique ci-dessous). Ce chiffre excessivement élevé correspond à 55,5 % des accouchements ; il est seulement inférieur à celui de la République Dominicaine, où 56,4 % des 172 000 bébés naissent chaque année par césarienne. Un taux élevé de césariennes brésiliennes (48 %) semblerait inutile parce que réalisées avant le début du travail d’accouchement, donc avant que l’enfant soit prêt à naître. Ces césariennes, très souvent décidées à l’avance par l’obstétricien et la femme enceinte, peuvent mettre en péril la santé de la femme et de l’enfant plutôt que de les protéger.

L’analyse la plus vaste jamais réalisée dans le pays et publiée en ligne le 5 août dernier dans la revue BMJ Open, confirme les suspicions déjà anciennes d’épidémiologistes, d’obstétriciens et de pédiatres : les césariennes évitables augmentent la proportion de bébés qui naissent avant la maturité biologique. La conclusion est le résultat d’une étude coordonnée par le pédiatre et épidémiologiste Fernando Barros, professeur de l’Université Fédérale de Pelotas (UFPel) et de l’Université Catholique de Pelotas (UCPel). Avec des confrères d’Uruguay, du Royaume-Uni et du Ministère brésilien de la Santé, il a établi un rapport entre le nombre de naissances au Brésil en 2015 et des informations sur le type d’accouchement, l’âge gestationnel de l’enfant et le niveau scolaire de la mère.

Le croisement des données a montré que cette année-là sont nés dans le pays 1 130 676 bébés (39,9 % du total) de moins de 39 semaines, l’âge à partir duquel les spécialistes en santé materno-infantile considèrent l’enfant prêt pour vivre en dehors de l’utérus. Sur ce bataillon de bébés précoces, 286 000 sont nés avec moins de 37 semaines (prématurés), probablement à cause de problèmes de santé de la mère ou de l’enfant, et 844 000 entre la 37e et 38e semaine. Tout indique qu’un tiers de ces deux groupes – soit un total de 370 000 enfants – est né avant l’heure à cause d’une césarienne qui n’était pas nécessaire.

D’après Barros, « celui qui naît à 37 ou 38 semaines est exposé à un petit risque de complications de santé, qui pourraient pourtant être évitées en retardant l’accouchement ». Comme ces enfants représentent un taux élevé des naissances, leurs problèmes pourraient avoir un impact important sur le système de santé public. Des chercheurs de l’Institut Karolinska et de l’Université d’Uppsala en Suède ont accompagné pendant près de 23 ans 550 000 bébés nés entre 1973 et 1979. Dans un article publié en 2010 dans Pediatrics, ils affirment que les bébés nés à la 37e ou 38e semaine de gestation présentaient, à un degré moindre que les prématurés, un risque plus grand de ne pas terminer leurs études universitaires et d’avoir besoin d’assistance de l’État en matière de santé.

« Ces chiffres sont assez proches de ceux que nous imaginions », déclare l’obstétricien José Guilherme Cecatti, professeur de l’Université d’État de Campinas (Unicamp), sur les naissances précoces au Brésil. Cecatti n’a pas participé à l’écriture de l’article de BMJ Open, mais il y a quelques années il a identifié un taux plus élevé de prématurés, dont une partie associée à la césarienne, dans une étude menée avec 33 740 femmes enceintes des régions nord-Est, Sud et Sud-Est : « Le mérite du travail actuel est de montrer ce phénomène avec des chiffres aussi élevés. Il nous amène à en déduire qu’une grande partie des césariennes est indiquée avant le bon moment ».

Une donnée renforce l’hypothèse de césariennes réalisées sans identification d’un problème médical. Le nombre de césariennes avant le travail de l’accouchement n’a cessé de croître avec l’augmentation du niveau d’études de la mère, un indicateur du niveau socioéconomique. Parmi les 163 000 femmes ayant jusqu’à 4 ans d’études, plus pauvres et avec peut-être plus de problèmes de santé, 13,2 % ont eu un bébé par césarienne avant le travail de l’accouchement. Le taux s’élevait à 49,2 % chez les femmes ayant un niveau d’études universitaires, en principe plus riches, en meilleure santé et mieux informées. Le pédiatre Marco Antonio Barbieri, professeur de l’Université de São Paulo à Ribeirão Preto (USP-RP), précise que « c’est le phénomène que l’épidémiologiste britannique Julian Tudor Hart a nommé la ‘loi inverse des soins’. Ceux qui ont le plus besoin reçoivent le moins ».

La pédiatre Heloísa Bettiol, collaboratrice de Barbieri et professeure à l’USP-RP, observe : « Des études qui accompagnent des populations suggèrent que la naissance anticipée est un phénomène qui suivra le modèle des césariennes, au début plus fréquentes dans les classes plus aisées et aujourd’hui communes aussi dans les plus pauvres ». Cet effet est noté dans les études débutées en 1978 à Ribeirão Preto (province de São Paulo). Le taux de bébés nés par césarienne à la 37e ou 38e semaine est passé de 28 % en 1978-1979 à 54 % en 1994 et 68 % en 2010 selon les données présentées par Barbieri et Bettiol au Ministère de la Santé en 2017. Des années auparavant, Barros et ses collaborateurs avaient remarqué une association similaire dans les études d’accompagnement réalisées à Pelotas.

Dans l’étude de la BMJ Open, l’influence de l’excès de césariennes sur l’augmentation des naissances avant l’heure est devenue particulièrement évidente quand Barros et ses collaborateurs ont analysé les informations fiables sur les 2,5 millions d’accouchements (82,4 % du total du pays) regroupés par communes. Dans les villes où les accouchements par césarienne dépassaient les 80 %, le nombre d’enfants nés entre la 37e et la 38e semaine a été 62 % plus élevé que dans les communes où les césariennes représentaient moins de 30 % – qui est quand même le double de ce qui est considéré sans risque par l’Organisation Mondiale de la Santé. La probabilité de naître prématuré était 22 % plus grande dans le premier groupe de villes que dans le deuxième (cf. graphique).

Les obstétriciens et les pédiatres ont toujours fait preuve de davantage d’inquiétude pour les bébés qui naissent à moins de 37 semaines, les prématurés, qui ont plus de chance d’avoir des problèmes de santé. Cependant, des études récentes indiquent que les bébés nés à 37 et 38 semaines de grossesse à terme précoce ont aussi plus de chance d’avoir des problèmes de santé au cours des premières semaines de vie, ainsi que de légers problèmes de développement cognitif plus tard. Pour Barros, « on ne s’est jamais beaucoup intéressé aux termes précoces parce qu’on considérait qu’ils étaient prêts à naître. Mais ils tireraient profit d’une ou deux semaines de plus dans le ventre maternel ».

Un problème commun chez les bébés nés entre la 34e et la 37e semaine est le développement inachevé des poumons, un des derniers organes à arriver à maturation. C’est la raison pour laquelle l’enfant a plus de chance de souffrir de problèmes respiratoires, d’avoir besoin de supplément d’oxygène et même de passer quelques heures dans l’Unité de soins intensifs, loin de sa mère. Selon la pédiatre Maria Augusta Gibelli, chef de l’Unité néonatale de soins intensifs de l’Hôpital des Cliniques de l’USP, certains de ces bébés n’ont pas encore développé la capacité de bien téter et peuvent présenter une réduction des niveaux de glucose (sucre) dans le sang, ce qui exige l’administration de préparations à base de lait de vache ou de chèvre pendant les premiers jours.

Maria do Carmo Leal, épidémiologiste et professeure de l’École Nationale de Santé Publique à Rio de Janeiro, a quantifié ces risques entre les termes précoces à partir d’informations sur 12 646 bébés nés entre 2011 et 2012 dans 266 maternités et hôpitaux brésiliens et accompagnés pendant au moins 45 jours. Publiée en décembre 2017 dans BMJ Open, l’étude de cet échantillon représentatif du Brésil confirme qu’une ou deux semaines de plus dans le ventre maternel peuvent faire une grande différence.

Même s’ils sont en bonne santé, les bébés nés pendant la 37e ou 38e semaine de grossesse ont présenté un risque faible, mais néanmoins supérieur à ceux nés entre la 39e et la 40e semaine, de complications au cours des premières heures ou semaines de vie. 3,9 % du premier groupe ont eu besoin de recevoir un supplément d’oxygène, contre 2,1 % du deuxième groupe. Une même proportion a eu besoin d’une exposition à la lumière pour neutraliser l’excès de bilirubine, une protéine toxique pour le système nerveux central. L’hypoglycémie, réduction élevée des niveaux de glucose, a été trois fois plus commune chez les bébés nés entre la 37e ou 38e semaine (0,9 %) que ceux nés entre la 39e ou 40e semaine (0,3 %).

La fréquence de complications a été beaucoup plus élevée quand les enfants du premier groupe sont nés à cause d’une interférence anticipée de l’obstétricien, en particulier une césarienne, alors que le bébé comme la mère ne présentaient pas de risques de santé. Cette situation qui s’est produite dans un peu moins de la moitié des cas a : triplé la nécessité d’oxygène (1,3 % pour les bébés de 39-40 semaines contre 4,5 % chez les bébés de 37-38 semaines) ; plus que doublé la fréquence d’hospitalisations en soins intensifs (de 1,5 % à 3,6 %) ; et augmenté neuf fois le risque (qui était faible) de mourir pendant la première année de vie : 3 morts sur 10 000 naissances dans le premier groupe contre 26 morts pour 10 000 naissances dans de deuxième groupe. « Au Brésil, ces interventions anticipées sont surtout communes dans les maternités et hôpitaux privés », déclare Maria do Carmo qui a publié en 2016 un article sur le sujet dans la revue Plos One.

De l’avis de Fernando Barros, « le droit de la femme de choisir la césarienne ne devrait pas être en compétition avec le droit de l’enfant de naître à 39 semaines ou plus ».

La peau en tant que marqueur du temps

Un test a débuté en octobre avec 790 nouveau-nés brésiliens pour évaluer l’efficacité d’un équipement qui, à partir de la lumière reflétée par la peau, estime l’âge gestationnel du bébé à l’accouchement. Semblable à une lampe de poche, l’appareil développé par des chercheurs de l’Université fédérale de Minas Gerais (UFMG) utilise des leds pour émettre une faible lumière et un capteur pour capter ce qui est reflété. Ajoutée à la donnée sur le poids, cette information est analysée par un mini-ordinateur qui calcule le temps passé dans l’utérus – plus la gestation est longue, plus la peau est épaisse et plus elle reflète la lumière.

Connaître le temps de développement (âge gestationnel) du bébé est essentiel pour orienter l’action des médecins après la naissance. Pour Zilma Reis, gynécologiste, obstétricienne, professeure de l’UFMG et conceptrice avec l’astrophysicien Rodney Guimarães de l’appareil baptisé Skin Age, « le pédiatre se base sur cette information, en particulier dans le cas des prématurés, pour décider si le bébé a besoin de support respiratoire, de contrôle de température ou d’une hospitalisation dans une unité néonatale. […] Même au Brésil, où l’accès aux services de santé est gratuit et universel, il n’y a pas toujours d’information fiable sur l’âge gestationnel des enfants ».

Zilma Reis / UFMG La chercheuse de l’UFMG utilise l’appareil qui mesure la lumière reflétée sur la peau pour estimer l’âge gestationnelZilma Reis / UFMG

Reis et Guimarães ont débuté leur recherche sur une façon non invasive de connaître l’âge du nouveau-né en 2014, alors encouragés par un appel à projets de la Fondation Bill & Melinda Gates. Ils se sont inspirés de l’oxymètre, un appareil qui calcule la concentration d’oxygène dans le sang par le biais d’une lumière qui traverse la peau. Reis explique que « l’objectif était de créer un équipement à usage simple pour les situations où les examens prénataux ne fournissent pas d’informations adéquates sur l’âge de l’enfant, ou s’il n’y a pas de pédiatre dans la salle d’accouchement ».

Grâce aux 100 000 dollars US de la Fondation Gates et à 50 000 dollars US de la Fondation de soutien à la recherche de l’état de Minas Gerais (Fapemig), Reis et Guimarães ont analysé la réaction de la peau du fœtus à la lumière pendant la gestation, développé les premiers prototypes et fait un test clinique pour valider le concept. Appliqué pendant quelques secondes sur l’avant-bras ou la plante du pied, le Skin Age a calculé l’âge gestationnel de 115 enfants nés dans deux hôpitaux de Belo Horizonte avec une marge d’erreur de 11 jours – selon les données publiées en 2017 dans la revue Plos One.

Le groupe de Minas Gerais va désormais tester l’équipement, avec une subvention du Ministère de la Santé, sur 790 enfants de Minas Gerais, Rio Grande do Sul, Maranhão et Brasília. Zilma Reis veut utiliser les données « pour améliorer l’équipement et réduire la marge d’erreur à 7 jours ». Un deuxième essai clinique, financé par Grand Challenges Canada et Fiocruz, aura lieu l’an prochain avec 400 enfants du Brésil, du Portugal et du Mozambique.

Projet
Facteurs étiologiques de la prématurité et conséquences des facteurs périnataux sur la santé de l’enfant : multitude de naissances dans deux villes brésiliennes (n° 08/53593-0) ; Modalité Projet thématique ; Chercheur responsable  Marco Antônio Barbieri (USP) ; Investissement  3 289 922,80 reais BRL.

Articles scientifiques
BARROS, F. C. et alii. « Caesarean sections and the prevalence of preterm and early-term births in Brazil : Secondary analyses of national birth registration », BMJ Open, 5 août 2018.
LEAL, M. C. et alii. « Burden of early-term birth on adverse infant outcomes : A population-based cohort study in Brazil », BMJ Open, 27 décembre 2017.

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