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ÉCOSYSTÈMES TROPICAUX

Évolution 
inscrite sur les lianes

Des botanistes utilisent des plantes grimpantes pour comprendre l’origine de forêts brésiliennes

Publié en Octobre 2012

Lianes dans la forêt atlantique d’Itatiaia (état de Rio de Janeiro) : les lianes du groupe Bignonieae peuvent aider à raconter l’histoire évolutive de plusieurs écosystèmes

FABIO COLOMBINILianes dans la forêt atlantique d’Itatiaia (état de
Rio de Janeiro) : les lianes du groupe Bignonieae peuvent aider à raconter l’histoire évolutive de plusieurs écosystèmesFABIO COLOMBINI

Aucun défi ne semble capable d’intimider la botaniste Lúcia Garcez Lohmann, spécialiste en systématique de plantes de l’Université de São Paulo. À la fin de son cursus de biologie en 1995, alors âgée de 22 ans, elle s’est attaquée à une tâche qui aurait fait reculer n’importe quel chercheur chevronné. Elle est partie en quête d’une réponse définitive à une question qui occupait les botanistes depuis plus de deux siècles : comprendre la parenté et l’histoire évolutive et biogéographique des 382 espèces de lianes qui sont réparties sur une grande superficie des Amériques – du sud du Mexique au nord de l’Argentine et du Chili – et rendent les forêts tropicales si différentes des forêts tempérées. Après avoir parcouru le monde pour voir les collections des musées et passé plusieurs mois dans les forêts d’Amérique Centrale et du Sud pour collecter de nouveaux exemplaires, elle a élaboré un système de classification ayant pour base le rapport de parenté entre les espèces en utilisant leurs caractéristiques génétiques et morphologiques. Elle commence aujourd’hui à comprendre quand, où et comment est apparue une si grande variété de lianes – il faut savoir que ces espèces représentent quasiment la moitié des bignoniacées, une famille de plantes aux fleurs en forme de cloche qui inclut des arbres comme les tabebuias et les jaracandas. Dans le même temps, elle s’apprête à débuter un projet encore plus ambitieux : tenter de comprendre ce qui a conduit la forêt amazonienne à abriter la plus grande variété de plantes et animaux du monde. En somme, ce qui a permis à l’Amazonie d’être l’Amazonie.

En collaboration avec l’ornithologue nord-américain Joel Cracraft, elle coordonnera pendant cinq ans le travail d’une trentaine de chercheurs (la moitié du Brésil et l’autre moitié des États-Unis) qui vont analyser des données sur des plantes, des animaux et le milieu pour tenter d’expliquer la biodiversité de la plus grande forêt tropicale du monde. Approuvé en septembre 2012, le projet est le résultat d’une coopération entre la FAPESP et la National Science Foundation, des États-Unis. Par le biais des programmes Biota-FAPESP et Dimensions of Biodiversity, chaque fondation versera près de 2 millions de dollars US pour la recherche. Lúcia Lohmann dit ne connaître «aucun autre projet qui se propose de produire une vision si globale et intégrée de l’Amazonie. […] l’idée est de faire une synthèse de tout ce que l’on sait sur la région et construire un modèle théorique qui explique mieux l’origine de sa biodiversité».

Depuis près de 40 ans, l’origine de la très grande variété de plantes et d’animaux de l’Amazonie est expliquée à la lumière de la théorie des refuges – proposée à la fin des années 1960 par le géologue allemand Jürgen Haffer et testée par le zoologiste Paulo Vanzolini. D’après ce modèle, des altérations climatiques ont rendu la région plus sèche et diminué la taille de la forêt, qui a occupé des zones restreintes et isolées. Nommées refuges, ces zones auraient permis la survie de beaucoup d’espèces et favorisé l’apparition d’autres, qui se sont ensuite dispersées quand le climat est redevenu humide et que la forêt s’est étendue. Mise à l’épreuve plusieurs fois, la théorie des refuges ne semble plus suffire pour expliquer la biodiversité amazonienne.

L’une des raisons de la remise en cause est que l’idée des refuges comme centres de diversité d’espèces peut être la conséquence d’une distorsion étant donné que les refuges coïncident souvent avec les zones de plus grande collecte d’exemplaires de plantes et d’animaux. Peut-être a-t-on trouvé davantage d’espèces dans les refuges parce qu’on a plus cherché là qu’ailleurs, et non parce qu’ils seraient forcément plus riches en espèces. «Celui qui étudie la biodiversité teste la théorie des refuges par manque d’option», déclare la botaniste.

Avec le nouveau projet, elle souhaite créer avec Cracraft un modèle théorique plus global pour expliquer la biodiversité amazonienne. Chercheur au Musée d’Histoire Naturelle de New York, Cracraft espère à la fin des cinq années «comprendre en détail les normes de biodiversité qui ont lieu en Amazonie et être capable de résoudre certaines controverses sur l’histoire environnementale de la région. Avec Lúcia Lohmann et d’autres chercheurs, ils travaillent à l’organisation de cette étude depuis près de quatre ans : «Nous avions un intérêt scientifique pour l’Amazonie et plusieurs d’entre nous avaient déjà publié des travaux sur la région. […] Mais comprendre l’histoire biotique et environnementale de l’Amazonie est quelque chose de trop grand et trop complexe pour être résolu par un petit nombre de chercheurs. C’est pourquoi un projet à plus grande échelle se justifiait».

La première tâche sera de réunir toute l’information disponible sur certains groupes de la flore et de la faune amazoniennes. Il s’agit d’identifier les zones de plus grande concentration d’espèces et voir si cette concentration est associée à une caractéristique environnementale (géologique ou climatique). Les chercheurs s’attacheront ensuite à récupérer l’histoire évolutive de toutes les espèces de plantes, papillons, oiseaux et mammifères qu’ils auront réussi à échantillonner. À partir d’informations génétiques et de la datation de fossiles, ils veulent identifier les moments principaux de diversification d’espèces ainsi que les lieux où se trouvaient les ancêtres de chaque groupe. Ils ont également l’intention de voir si les événements de diversification sont associés à des phénomènes géologiques, climatiques et autres caractéristiques environnementales du passé, comme les variations de disponibilité de carbone et de nitrogène. «Nous voulons reconstruire ce qui s’est produit au cours des 20 derniers millions d’années, parce qu’on suppose que c’est à ce moment-là que sont apparues beaucoup d’espèces qui vivent dans la région», explique Mme Lohmann.

Une grande partie du travail qui doit être fait en Amazonie ne diffère pas beaucoup de celui qu’elle a réalisé avec 382 espèces de lianes du groupe Bignonieae, le plus grand des groupes ou tribus de la famille des bignoniacées. À partir de la généalogie qu’elle a construit, elle a commencé avec son équipe à dévoiler l’histoire évolutive de ces plantes qui représentent le plus grand groupe de lianes – plantes grimpantes dont la tige ressemble à du bois – des Amériques. Elles ont des formes si variées, se propagent dans tellement de milieux et sont si abondantes dans les forêts tropicales qu’elles servent de modèle aux botanistes pour comprendre ce qui se passe pour les autres espèces de plantes fleuries.

L’origine
Sur la base de données moléculaires et de la nouvelle généalogie, Lúcia Lohmann peut affirmer avec plus de certitude que les lianes du groupe Bignonieae sont apparues il y a près de 50 millions d’années dans la région qui est aujourd’hui la côte brésilienne occupée par la forêt atlantique – comme elle l’écrit dans l’article à paraître dans Botanical Journal of the Linnean Society. À cette époque, l’Amérique du Sud était déjà séparée de l’Afrique. Le climat était chaud et humide, les dinosaures avaient déjà disparu et une grande variété de mammifères commençait à occuper la planète.

L’ancêtre de ces 382 espèces de lianes était probablement un arbre, et non une plante grimpante. Les fleurs de l’ancêtre des Bignonieae avaient cinq pétales et une forme de trompette, avec des organes sexuels internes et une région productrice de nectar au fond. Elles ressemblaient aux fleurs du genre Anemopaegma, qui sont violettes, blanches ou jaunes. C’est la conclusion à laquelle ont abouti ensemble Lúcia Lohmann et la botaniste Suzana Alcantara après avoir analysé l’évolution de 12 caractéristiques anatomiques des fleurs de Bignonieae. D’après cette dernière, «les fleurs de la première Bignonieae étaient probablement violettes et pollinisées par des petites abeilles».

La morphologie externe des fleurs semble être la caractéristique la plus sujette aux transformations. Bien que la plus grande partie soit pollinisée par des abeilles, des fleurs de couleurs plus vives (rouges ou jaunes) et dont la forme facilite la pollinisation par les colibris sont apparues 11 fois parmi les 104 espèces analysées par les deux botanistes. D’autres fleurs (généralement blanches, avec un tube plus étroit et allongé) libérant un parfum plus intense et attrayant pour les hétérocères sont apparues cinq fois. Mais ce qui semble avoir réellement influencé la dispersion de ces plantes, ce sont les caractéristiques du milieu, comme la disponibilité d’eau et de lumière et la variation de température.

Nouvelles Frontières
À partir du littoral, les Bignonieae ont parcouru un long chemin dans les Amériques. Elles sont arrivées il y a 39 millions d’années dans la région de l’Amazonie actuelle, qui compte aujourd’hui la plus grande diversité d’espèces. Puis elles se sont dispersées dans les Andes, en Amérique Centrale et en Amérique du Nord. Elles ont occupé le cerrado [région de savane], la caatinga [forêt épineuse] et le Chaco [plaine semi-désertique] plus tard – il y a 27 millions d’années.

À chaque migration vers ces écosystèmes plus secs, elles ont subi des modifications drastiques au niveau de la morphologie : les plantes grimpantes ont cédé la place à des arbustes, avec une série d’adaptations probables au nouveau milieu où la luminosité est plus forte et où il n’est pas nécessaire de croître en s’accrochant à un arbre pour recevoir de la lumière.

Pendant cette migration, elles ont perdu les vrilles, des filaments qui s’enroulent autour de la tige des arbres et leur permettent d’atteindre le sommet. Parallèlement, de petites structures de la tige et des feuilles qui produisent du nectar (les nectaires extra-floraux) semblent avoir cessé d’exercer une fonction protectrice. Dans la forêt, ils existent en grande quantité et attirent des fourmis qui, à leur tour, font fuir les insectes herbivores. Membre de l’équipe de Lúcia Lohmann, l’écologue Anselmo Nogueira explique : «À chaque transition des forêts humides vers des zones plus sèches, le nombre de nectaires a diminué, ce qui a modifié les interactions entre ces nectaires et les fourmis et herbivores. […] Ces transitions morphologiques ont ouvert la porte d’autres milieux pour les Bignonieae, et ont certainement contribué à leur très grande diversification».

Aujourd’hui, Lúcia Lohmann et son équipe compilent des données sur la période où sont apparues ou ont disparu ces caractéristiques des Bignonieae. Il s’agit de voir si les changements sont des innovations qui ont permis l’occupation de nouveaux milieux, ou s’ils ont eu lieu après l’arrivée dans les nouveaux biomes en vue de s’adapter à des conditions environnementales différentes. La botaniste est convaincue que «l’histoire évolutive des Bignonieae peut aider à clarifier les origines et l’évolution des écosystèmes tropicaux comme un tout».

PROJETS
1. Systématique de la tribu Bignonieae (Bignoniaceae) – n° 2011/50859-2; Modalité Soutien Régulier au Projet de Recherche; Coordonnatrice Lúcia Garcez Lohmann – IB/USP; Investissement 721 836,88 reais (FAPESP);
2. Structuration et évolution du biote amazonien et son milieu : une approche intégrative – n° 2012/50260-6; Modalité Programme Biota – Projet Thématique; Coordonnatrice Lúcia Garcez Lohmann – IB/USP; Investissement 2 974 606,54 reais / 461 132,00 dollars US (FAPESP)

Article scientifique
LOHMANN, L. G. et al. «Pattern and timing of biogeographic history in the neotropical tribe bignonieae». Botanical Journal of the Linnean Society, 2012.

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